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« Aucune perte plus cruelle, dit l’orateur, ne pouvait frapper les lettres ! » et parmi les louanges que la circonstance impose, il insiste sur son équité dans les luttes littéraires, sur sa modération dans la victoire. Quelle maladresse s’il parle d’un homme toujours vaincu et bafoué! Mais ce n’est pas à lui que l’illustre Turnèbe a dit : « Tu as été vaincu dans toutes les disputes, surpassé dans tous les combats, » c’est à Ramus.

Après un exil volontaire, il serait plus exact de dire : après une fuite rendue nécessaire par les persécutions redoublées, les massacres et brûlemens contre les huguenots, Ramus osa revenir en France; il y trouva de grandes tristesses : sa chaire au Collège Royal occupée par un ennemi, le collège de Presles, ce royaume qui naguère le rendait riche et fier, désert et mis au pillage. Il s’installa dans les bâtimens qui lui appartenaient, au milieu des débris de sa bibliothèque dispersée. C’est là qu’il fut assassiné, trois jours après la nuit du 24 août 1572. Des hommes armés brisèrent les portes, pénétrèrent jusqu’à sa chambre, au cinquième étage, pour lui faire subir un horrible supplice ; ils ne dirent pas leurs noms ni par qui ils étaient envoyés, et les soupçons purent se porter sur les nombreux ennemis illettrés ou lettrés de Ramus.

Les historiens de la vie de Ramus, Nancel, Banosius et Freygius, ont raconté tous trois la mort de celui qui fut leur ami et leur maître; aucun d’eux n’a accusé Charpentier. Banosius, qui a écrit à Francfort en 1576, à l’abri de toute persécution, ne cache pas l’espoir d’une vengeance qu’il attend de Dieu. S’il avait connu l’assassin, ne l’aurait-il pas demandée aux hommes? Contre Charpentier d’ailleurs, mort alors depuis plus de deux ans, la plus légitime indignation aurait pu compter sur la justice, non sur la vengeance de Dieu, et n’aurait pas eu à l’attendre. C’est la populace qu’il a accusée (plebs audacia furens).

Quelques-uns, dit Freygius, attribuent la mort de Ramus à la vengeance de ses adversaires, mais la chose est douteuse, je laisse a d’autres le soin de l’éclaircir. Les auteurs mieux renseignés que Freygius, qui décident après trois cents ans ce qui pour lui restait douteux, semblent bien clairvoyans ou bien hardis.

Nancel enfin veut raconter brièvement la mort procurée par des sicaires payés, il ne dit pas par qui, pour n’insulter personne. Il écrivait vingt-six ans après la mort de Charpentier !

De nombreux historiens ont répété l’accusation dont Pasquier, qui l’a produite le premier, ne se fait nullement le garant. Plusieurs ont produit, pour remplacer les témoignages qui font défaut, un livre de Charpentier, considérable, au moins par le nombre de pages, dans lequel on a cru trouver un terrible argument.