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tout ils sont pétris de notre argile, le sang qui coule dans leurs veines est bien le nôtre; il n’y a en eux rien de surhumain, et s’ils préparent l’avenir, ils sont les fils de leur temps. Ce qui les distingue est d’avoir une volonté plus forte que le commun des mortels, une âme mieux trempée, des pensées qui courent si vite qu’on s’essouffle à les suivre, une vivacité dans l’action qui déroute nos lenteurs, et de posséder dans une mesure inconnue au vulgaire cette faculté mystérieuse qu’on nomme l’instinct et qui est le sentiment de la destinée. Le mot que cherche leur siècle sans le trouver, ils le devinent et le disent tout haut, et tout en s’occupant de faire leur propre bonheur, ils ouvrent une carrière nouvelle à l’espérance des peuples. Mais ils ne sont pas infaillibles ; à l’idée qu’ils épousent ils donnent volontiers pour rivale une chimère. Cette lutte de la fantaisie et de l’instinct, de l’utopie et de la mission, est le côté tragique de leur existence. Ils ménagent des revanches au bon sens des petits qu’ils avaient humiliés ; après avoir eu raison contre tout le monde, tout le monde a raison contre eux, et souvent ils finissent mal, ce qui console les valets de chambre, les maîtres d’école et Thersite. Hegel remarque qu’il ne se fait rien de grand ici-bas sans passion, que la passion est toujours égoïste, que les grands hommes ont été pour la plupart prodigieusement personnels : « Les grands hommes, disait-il, sont les instrumens et les outils de cette raison occulte qui gouverne le monde ; par une ruse divine, elle se sert de leurs passions pour accomplir ses desseins sur l’humanité, et elle s’arrange pour leur faire payer tous les frais de premier établissement. »

Ce n’est pas ainsi que l’entendait Carlyle. Les grands hommes ne sont pas à ses yeux les fils de leur temps, ils sont les enfans du miracle, un présent magnifique et gratuit de la munificence divine. Ils ne sont pas les plus grands d’entre nous, mais « des êtres à part, émanés du cœur même des choses, une représentation visible du monde invisible, des ambassadeurs célestes, chargés d’un message de vie et de révéler à la terre les secrets du Silence éternel. » Il n’admet pas qu’on les accepte sous bénéfice d’inventaire, il faut les accepter tout entiers, tels qu’ils sont, avec toutes leurs dépendances et appartenances. Ces souverains par la grâce de Dieu ont été envoyés d’en haut pour être obéis des peuples. Il n’admet pas non plus qu’il y ait en eux quelque alliage ni qu’ils cherchent leur bonheur en faisant celui de l’humanité. Ce sont des apôtres, ils portent à leur front l’auréole des martyrs. Il est faux que Luther ait sacrifié quelquefois sa conscience à ses combinaisons; il est faux que, dans le grand jeu de la vie, comme disait Voltaire, on commence par être dupe, qu’on finisse souvent par être fripon, et que Cromwell fût un enthousiaste qui fit servir son fanatisme même à sa grandeur. S’il était vrai que les Jupiters d’ici-bas, Joves humani et terrestres, eussent des faiblesses et des tares, ils ne seraient plus adorables,