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changeante l’inquiétude et la mobilité de son humeur; la flamme qui brillait dans ses yeux révélait une âme ardente, que rien ne laissait indifférent. Il fallait l’apprivoiser, et ce n’était pas facile, on y perdait quelquefois ses peines. Quand on triomphait de sa sauvagerie naturelle, quand on gagnait sa confiance et qu’il consentait à se livrer, il avait de subites éruptions, d’admirables jaillissemens d’éloquence; mais il discutait rarement, il fallait le croire sur parole ; les prophètes ne sont pas tenus de s’expliquer. A l’ admiration qu’il inspirait se mêlait une sorte de pitié; on devinait en lui une souffrance cachée, qui était trop fière pour se plaindre. Peut-être souffrait-il d’avoir manqué sa destinée. Un poète qui ne fait pas de vers, un romancier qui n’écrit pas de romans sont des gens fort malheureux. Ils ont beau recourir aux dérivatifs, ils ne se délivrent pas du démon qui les travaille et les obsède. C’est comme une rougeole qui ne peut sortir, comme une dent qui ne peut percer, et il en résulte des désordres graves, avec fréquence extraordinaire du pouls, chaleur et frisson.

Le poètes sont des hommes de sentiment, ils jugent les choses et leur prochain avec leur cœur et avec leurs nerfs, ils voient tout à travers leurs affections et leurs haines. Carlyle avait des tendresses et des enthousiasmes qui se tournaient en engoûmens, il avait aussi d’insurmontables aversions. Le train ordinaire du monde lui déplaisait, il avait peu de goût pour le commun des hommes, il méprisait la médiocrité d’esprit et les médiocres, les gens qui n’ont dans la tête que des idées de rencontre et de hasard, ceux qui règlent leur conduite sur des ouï-dire, sur un vain commérage ou sur des conventions, ceux qui sacrifient au cant, ceux qui se laissent gouverner par leurs opinions sans s’informer d’oui elles leur viennent et ce qu’elles valent. Il détestait aussi la moquerie, le persiflage, les rieurs, les douteurs, elle scepticisme était traité par lui de paralysie spirituelle. Il détestait surtout les habiles qui savent trop bien ce qu’ils veulent et ce qu’ils font, et qui, pour faire leur chemin, exploitent avec art les doutes et les opinions des autres. Il déclarait que les plus déplaisans des humains sont ceux qui ressemblent au renard, race au museau pointu, charmante et pernicieuse, pleine de ressources, de subtilité et de grâce, mais « dont la science se borne à savoir où logent les oies et à les étrangler proprement. » Oies et renards, il aspirait à en purger la terre, mais il est mort, et il y en a encore, il y en aura jusqu’à la consommation des siècles. A quelque heure du jour ou de la nuit que le monde vienne à finir, on peut affirmer que le rideau tombera sur un renard saignant une oie.

Carlyle avait aussi en aversion tous les sectateurs de Bentham, tous les utilitaires qui considèrent l’intérêt comme le secret mobile de toutes nos actions, l’utilité générale comme le meilleur principe de gouvernement et les calculs de tête comme le plus honorable exercice de l’esprit