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De leur côté, MM. de Calonne et de Jaucourt s’évertuaient à démontrer que l’Europe seule les empêchait d’agir. Elle était lente, en effet, à réaliser les espérances qu’avaient d’abord données son langage et son attitude. Elle hésitait, tergiversait, sous l’influence du roi de Prusse, qui ne voulait s’engager à fond qu’à la condition de tirer de son intervention quelque profit. Il n’avait pas une grande foi dans la sagesse des émigrés; il était bien loin de leur témoigner les mêmes bontés que l’électeur de Trêves. Il faisait déclarer au cercle de Franconie qu’il ne les regardait pas « comme une puissance en état de guerre à qui il faille accorder libre passage, mais comme des malheureux fugitifs qui recourent aux droits de l’humanité, et qu’en conséquence, il ne souffrirait pas qu’ils se trouvassent en armes sur son territoire ni qu’ils séjournassent dans ses états. » On trouve d’ailleurs le fond de sa pensée dans les conseils qu’il leur faisait donner.

— Le rétablissement de Louis XVI sur son trône est l’objet du vœu général de l’Europe, disait un de ses envoyés à quelques-uns des amis les plus exaltés des princes; mais ne serait-il pas de la justice comme de la prudence de faire à la nation le sacrifice de certains abus de l’ancien gouvernement?

— Monsieur, lui répondait-on, pas un seul changement, pas une seule grâce. Nous savons que le roi de Prusse se laisse approcher par des hommes séduisans et dangereux. Il serait affligeant qu’il leur laissât prendre de l’influence, car « les monarchiens » sont aussi criminels à nos yeux que les démagogues.

Quelquefois, la bruyante uniformité de la vie des émigrés était troublée tout à coup : le 22 novembre 1791, par exemple. Le bruit se répandait ce jour-là que Louis XVI était parvenu à quitter Paris et à sortir de France avec une armée de cent mille hommes. La nouvelle arrivait en même temps à Coblentz, à Worms, à Manheim. Les têtes s’échauffaient, ivres de joie. A Coblentz, on mettait les cloches en branle; les rues s’emplissaient de gens qui s’embrassaient en riant et en pleurant. Monsieur et son frère se trouvaient en ce moment chez l’électeur. Les émigrés s’y transportèrent en grand nombre. Monsieur confirma gravement la nouvelle de la délivrance du roi. En un clin d’œil, la ville fut pavoisée de drapeaux, on convoqua les Français à l’église pour y assister à un Te Deum solennel. Le soir, des lampions s’allumèrent à toutes les croisées, pendant que les émigrés faisaient leurs malles et s’apprêtaient à partir. La nuit passa sur ces grandes nouvelles; mais le jour suivant les démentit et, en brisant de si radieuses espérances, rendit plus vifs le découragement, les défiances, la tristesse des officiers.

A la suite de cette cruelle désillusion, l’indiscipline s’accrut. Il