Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le moment est venu à jamais de la prévoir et de s’y préparer. » Complétant sa pensée quelques jours après, il écrit à la comtesse de Senft : « Le système de l’intérêt continue de dominer exclusivement : on a changé de despotisme, voilà tout; et ce sera ainsi jusqu’à ce que les doctrines sociales aient repris leur empire, ce qui ne saurait arriver bientôt et n’arrivera peut-être jamais. Nous savons qui devrait de nouveau les annoncer au monde ; mais combien des espérances qu’on pouvait avoir de ce côté paraissent faibles et lointaines encore! » Le Lamennais de 1833, après le voyage à Rome, apparaît déjà.

Il ne faudrait pas croire qu’il ait compté sur les jésuites pour lui servir d’auxiliaires; leurs relations avaient été de courte durée. Ils avaient admiré et loué le premier volume de l’Essai sur l’indifférence; mais lorsque le second parut, leurs sentimens se modifièrent. La correspondance avec le P. Godinot et le P. Manera a fait connaître de profondes dissidences. Lamennais, ouvrant son cœur à son anii le comte de Senft, lui disait : « Vous voudriez que j’aimasse davantage les jésuites; il faudrait bien des pages pour vous développer ma pensée à leur sujet. J’estime beaucoup la plupart d’entre eux. Ce sont de saintes gens tout à fait propres à en sanctifier d’autres par la direction des consciences. Voilà le seul bien que je les crois destinés à faire. Avant de les connaître, avant d’avoir examiné leurs constitutions, en les comparant à leur histoire passée et présente, j’en avais une plus haute idée, cela est vrai. J’étais de bonne foi alors, comme je suis de bonne foi aujourd’hui; seulement je sais maintenant plus de choses et je pourrais dire le pourquoi de mon opinion, qui est partagée même par des jésuites. » Leur influence était rapidement devenue considérable; ils étaient rentrés à petit bruit sous l’empire, grâce à la protection du cardinal Fesch ; ils s’étaient, comme on le sait, cachés sous le nom de « pères de la foi.» Depuis la restauration, ils avaient repris leurs titres, sans avoir cru devoir solliciter une autorisation d’existence légale. Les premières années s’étaient écoulées sans éclat autour d’eux. Avec leur maison professe de la rue des Postes et leur noviciat de Montrouge, ils avaient pu reconstituer rapidement leur célèbre plan d’études et ouvrir huit collèges.

Un certain nombre d’évêques étaient en instance pour leur confier la direction de leur petit séminaire. Mais, suivant un mot de leur historien, les jésuites aimaient mieux se fortifier que de chercher à s’étendre. Dès 1818, leur nom allait grossissant dans toutes les bouches. Ils venaient alors de se mettre à la tête des missions. Les théories constitutionnelles, si nouvelles encore et si chèrement implantées dans ce pays, n’avaient pas rencontré en eux de sympathie. A défaut du souvenir des luttes d’autrefois, de leur triomphe