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absolue entre l’idéal et la réalité, entre le devoir et le pouvoir, ou même que le devoir est en une irrémédiable contradiction avec soi, si bien qu’au lieu de dire avec Kant : « Ce que je dois, je le puis, » il faudrait dire : « Ce que je dois, je ne le puis. » L’idéal conçu par nous, en effet, est déjà un commencement de pouvoir, il est en nous le premier moyen de sa propre « actualisation[1]. » De plus, hors de nous, dans la nature même, la réalité ne semble pas en contradiction essentielle avec l’idéal, puisqu’en définitive c’est elle qui, par notre intermédiaire, arrive à le concevoir. Ne faisons-nous pas partie de la nature, ne sommes-nous pas la nature même à son premier réveil, à ce moment critique où, ouvrant les yeux, elle entrevoit la vie active, intelligente et aimante qu’elle pourrait vivre, au lieu de demeurer dans la torpeur de l’existence matérielle? De là la part de l’optimisme, — non sans doute d’un optimisme affirmatif et dogmatique comme celui de Leibniz, mais d’une hypothèse morale fondée sur des possibilités ou des probabilités. C’est déjà beaucoup qu’on ne puisse affirmer avec certitude, comme le font Schopenhauer, M. de Hartmann et Bahnsen, l’impossibilité absolue de réaliser l’idéal supérieur de la fraternité morale. Si le doute métaphysique autorise la tristesse, il autorise aussi l’espérance. Nous pouvons donc, dans la pratique, travailler à réaliser ce qui nous semble le plus haut idéal de la spéculation, et nous pouvons aussi espérer que la réalité se mettra de plus en plus en harmonie avec cet idéal qu’elle est arrivée à concevoir dans notre propre pensée. Qui sait si cette conception n’est pas au fond l’obscure conscience du pouvoir de développement indéfini qui est en nous et dans la nature, de l’avenir universel que nous portons en notre sein?

Assurément la liberté et la fraternité ainsi conçues demeurent toujours, pour la théorie, de pures idées, que la pratique seule essaie de faire passer à l’existence; mais la substance absolue, la volonté absolue, l’absolu inconscient sont-ils autre chose aussi que de pures idées, qui de plus sont inintelligibles? Au moins l’idéal d’une république d’êtres libres en voie de formation dans le monde est-il supérieur à l’idéal d’une volonté absolue en qui, selon les panthéistes, tout s’abîmerait et s’évanouirait comme un songe, ou à laquelle, selon les théistes, tous les êtres seraient subordonnés et asservis comme les sujets à leur monarque. Tel est donc le type de fraternité que, selon nous, on a le droit d’opposer aux disciples de Schopenhauer. Dès lors, nous ne plaçons plus avec eux la délivrance

  1. C’est là ce que nous avons essayé de montrer par notre livre sur la Liberté et le Déterminisme (1873).