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infélicité suprême n’est autre que « l’état d’une volonté infinie, impuissante à se satisfaire. » Pour sortir de son enfer, Dieu a engendré le monde, c’est-à-dire la série sans fin des phénomènes; mais il n’a fait ainsi que développer son infortune. — Comment un Dieu inconscient peut-il être malheureux et éprouver un infini désir d’échapper à une douleur dont il n’a pas conscience, c’est un de ces problèmes d’ontologie transcendante sur lesquels il ne faut pas se montrer trop exigeant, sous peine d’être appelé « philistin. » M. de Hartmann, quant à lui, trouve cette conception très supérieure au Dieu des chrétiens. Un Dieu comme celui des chrétiens, dit-il, qui se torture lui-même sous la forme d’innombrables créatures, uniquement pour accroître sa béatitude, la conscience morale doit le repousser comme un être sans noblesse « et dédaigner de se consacrer à sa fin dégradante. » — Mais, pourrait-on lui répondre, s’il est vrai que l’unique fin soit la jouissance, pourquoi Dieu serait-il blâmable de vouloir être heureux, même à nos dépens, et en quoi cette fin serait-elle dégradante? En nous consacrant volontairement à cette fin, nous aurions du moins la consolation d’avoir fait un heureux, de nous être rendus nous-mêmes heureux sous la forme de l’absolu. M. de Hartmann n’en préfère pas moins son Dieu : — Si ce Dieu, dit-il, est contraint d’accepter les souffrances les plus cruelles pour abréger et supprimer une douleur plus grande encore, « tous les cœurs humains doivent voler à sa rencontre, quand même ils ne se reconnaîtraient pas eux-mêmes comme sujets de ces tourmens[1].» — Encore faut-il quelque bonne raison pour se dévouer à ce Dieu infiniment misérable. Or, cette raison, selon M. de Hartmann, ne peut être l’amour, car l’amour, dit-il, suppose la possibilité d’un retour, et l’absolu ne peut aimer. Que sera-ce donc? — Ce sera la pitié. — Mais vous avez vous-même reconnu tout à l’heure que la pitié est un pur sentiment, presque physique; si donc, de votre aveu, elle ne suffit pas à nous faire travailler pour les autres hommes, comment nous fera-t-elle travailler pour Dieu? En outre, puis-je avoir réellement pitié de votre Dieu? De deux choses l’une : ou il est méchant, ou il est bon par nature; s’il est méchant, il ne mérite pas la pitié; s’il est bon, il mérite mieux que la pitié. M. de Hartmann répond : — Dieu n’est que malheureux. En ayant pitié de lui, c’est de vous-même que vous aurez pitié. — A la bonne heure ! Il s’agit au fond, dans votre morale, de nous faire pleurer sur nous-mêmes en ayant l’air de pleurer sur un autre. « L’homme, » nous dit en effet le grand-prêtre du pessimisme, « en prenant conscience de sa vraie nature, ressent une douleur transcendante

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