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la volonté se dégage entièrement des formes et des nécessités de la vie sensible[1]. »

Sous cette première forme que Schopenhauer lui a donnée, la morale bouddhiste et moniste est encore très imparfaite, malgré ses vues profondes sur l’univers et ses hautes aspirations. C’est ce que M. de Hartmann est le premier à reconnaître. D’abord Schopenhauer a tort de faire consister dans la seule pitié le renoncement à soi en faveur d’autrui. La pitié proprement dite n’est qu’un sentiment et même, en grande partie, une sensation réflexe ; par cela même elle ne peut avoir le caractère désintéressé que Schopenhauer lui attribue : un sentiment ou une sensation désintéressée est l’équivalent d’un intérêt désintéressé. Il n’y a de désintéressé chez l’homme que la raison. Il faut donc substituer à la sympathie purement sensible de Schopenhauer, qui n’est que la sympathie de Smith sous une forme restreinte et incomplète, une recherche rationnelle du bonheur d’ autrui, du bonheur universel, une fraternité de raison et de volonté. De plus, le sentiment de la pitié pour autrui est en contradiction avec l’ascétisme que nous devons pratiquer pour nous-mêmes; c’est un moyen pratique qui va contre la fin absolue posée par la théorie, le nirvana. En effet, selon Schopenhauer, nous devons accepter par ascétisme toutes les douleurs, tous les mauvais traitemens, comme un moyen de produire en nous, avec le dégoût de la vie, le renoncement à tout vouloir. Les méchans s’imaginent donc à tort, selon Schopenhauer, qu’ils nuisent à un homme en l’accablant de mauvais traitemens. « Par rapport à celui qui en est l’objet, dit-il, ces mauvais traitemens sont physiquement un mal, mais ils sont métaphysiquement un bien et, au fond, un bienfait, puisqu’ils contribuent à le faire avancer vers son véritable salut[2]. » S’il en est ainsi, remarque M. de Hartmann, les bienfaits, relativement moraux au point de vue de la morale ordinaire et « immanente, » devront être flétris comme immoraux au point de vue de la morale « transcendante » qui se propose d’anéantir la volonté de vivre. D’après le principe qui ordonne de faire aux autres ce que je voudrais qu’ils me fissent, je ne puis donc me dispenser de leur infliger le plus de souffrances

  1. M. Paul Janet, dans sa remarquable étude sur la philosophie de Schopenhauer (Revue du 1er juin 1877), semble croire que «le célèbre nirvâna de Schopenhauer se réduit en définitive à la suppression du mariage. » On voit combien cette opinion est inexacte. Le célibat n’est qu’un moyen secondaire; au-dessus se trouve l’ascétisme, et l’ascétisme même ne fait que préparer à l’absorption finale ou nirvana, par lequel la volonté devenue libre nie son attachement à la vie. Confondre une vertu particulière et toute du domaine sensible, le célibat, avec Pacte de liberté intelligible qui constitue le nirvâna, c’est prendre un des moyens inférieurs pour le but suprême.
  2. Parerga, t. VI, § 172.