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fin des individus. Schopenhauer en conclut que la moralité consiste dans la réduction des individus à l’unité, conséquemment dans la négation pratique du moi ou de l’égoïsme, dans le renoncement à la volonté de vivre sous une forme individuelle et sensible. Quelle est, dit-il, la source de toute méchanceté et de tout vice? C’est l’attachement de la volonté à la vie sous sa forme individuelle. — « L’affirmation du vouloir vivre est la racine du monde phénoménal, de la diversité des êtres, de l’individualité, de l’égoïsme, de la haine. L’égoïste, dupe d’une illusion d’optique, prend sa personne pour une réalité durable et le monde des phénomènes pour une existence solide : il sacrifie donc tout à son moi. Le sage, au contraire, reconnaît que son moi n’est rien, que le principe d’individuation n’a qu’une valeur trompeuse, que la diversité des êtres a sa racine dans un même être, que, s’il y a diversité dans le vouloir, il n’y a au fond qu’une seule volonté[1]. » Mon être intérieur, véritable, est aussi bien au fond de tout ce qui vit qu’en moi ; il y est tel qu’il m’apparaît à moi-même dans les limites de ma conscience. Cette vérité, le sanscrit en a donné la formule définitive : Tat twam asi : Tu es cela. Selon que domine en nous l’une ou l’autre des deux pensées, réalité du moi ou vanité du moi, c’est l’Amitié d’Empédocle ou la Haine qui règne entre l’être et l’être. « Mais celui qu’anime le νεῖϰος, s’il pouvait par un effort de sa haine pénétrer jusque dans le plus détesté de ses adversaires, et là, parvenir jusqu’au dernier fond, alors il serait bien étonné : ce qu’il y découvrirait, c’est lui-même. En rêve, toutes les personnes qui nous apparaissent sont des formes derrière lesquelles nous nous cachons nous-mêmes. Eh bien ! durant la veille, il en est encore ainsi ; la chose n’est pas aussi aisée à reconnaître, mais : Tat twam asi. » Celui qui a compris cette identité de tous les êtres ne distingue plus entre lui-même et les autres ; « il jouit de leurs joies comme de ses joies, il souffre de leurs douleurs comme de ses douleurs, tout au contraire de l’égoïste, qui, faisant entre lui-même et les autres la plus grande différence, nie pratiquement la réalité des autres. »

Maintenant, par quel moyen sort-on de l’égoïsme pour entrer dans la fraternité ? On sait que, selon Schopenhauer, c’est par la pitié, ce grâce à laquelle nous voyons la ligne de démarcation qui, aux yeux de la raison, sépare totalement un être d’un autre, s’effacer, et le non-moi devenir en quelque façon le moi. » La justice n’est qu’une forme de la pitié et une initiation à l’anéantissement de soi ; si elle est réputée la première des vertus cardinales,

  1. Die Welt, etc. t. II, ch. XLVIII.