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M. de Hartmann, au contraire, ne traite pas avec ce mépris l’idée de l’obligation, de l’impératif, de la loi rationnelle imposée à la volonté. Tandis que Schopenhauer nie tout devoir et conserve cependant la liberté kantienne, M. de Hartmann, lui, nie toute liberté et conserve cependant l’idée du devoir, au moins comme une forme pratiquement nécessaire de la moralité. Cette différence importante entre le maître et le disciple dans l’ordre moral tient, selon nous, à la différence même de leur métaphysique. Pour Schopenhauer, nous l’avons vu, le fond de toute chose, la réalité essentielle, l’être du monde, c’est la volonté seule, la volonté sans l’intelligence, la volonté sans l’idée. Ce principe que Hegel plaçait à l’origine des choses et auquel il réduisait tout le reste, l’idée, n’est plus pour Schopenhauer qu’un produit accidentel du cerveau. Hegel disait que tout ce qui est réel est rationnel, intelligible, logique, réductible à l’idée ; Schopenhauer nous dit au contraire que « l’essence des choses est inaccessible à l’intelligence, et non-seulement à la nôtre, mais très probablement à l’intelligence en général ; elle est à la fois inintelligible et inintelligente, et l’intelligence n’en est qu’une forme, un appendice, un accident. » M. de Hartmann trouve insoutenable que la raison soit ainsi exclue du principe suprême et que, « dans le monde entier, on ne rencontre pas plus de raison que n’a bien voulu y en mettre le cerveau, ce produit tout à fait accidentel. Qui pourrait bien sortir d’un principe absolument inintelligent, dénué de tout sens et aveugle, sinon un monde inintelligent et absurde[1]? » Le monde, au contraire, est soumis à la plus inflexible logique, à la logique de l’idée. Il faut donc, selon M. de Hartmann, réconcilier Schopenhauer et Hegel en donnant au principe suprême le double attribut de la volonté infinie et de la raison absolue. Dès lors, au lieu de dire avec Schopenhauer que la volonté universelle est à la fois inconsciente et inintelligente, il faut dire qu’elle est inconsciente et cependant intelligente, qu’elle est volonté et idée tout ensemble. Or cela ne se peut que s’il existe des idées inconscientes, de l’intelligence inconsciente, des fins inconscientes. De là le but que M. de Hartmann se propose dans son principal ouvrage : montrer en toutes choses une volonté dirigée par une raison inconsciente. Ce n’est pas que les deux attributs de l’inconscient doivent être considérés comme séparés dans le principe suprême; le monisme, ou doctrine de l’unité substantielle des choses, exige au contraire que tout soit ramené à l’unité, a La volonté n’est donc pas un aveugle portant sur son dos l’idée paralytique qui lui indique le

  1. Philosophie de l’inconscient, II, p. 514 de la traduction Nolen.