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donne à lui-même l’existence. La volonté absolue veut exister et produit par là l’univers. Cet acte, étant indépendant de l’intelligence ou de la raison avec ses lois déterminantes, est absolument libre; mais aussi il est absolument illogique et fortuit ; de plus, comme l’univers est mauvais, c’est un acte de « bêtise absolue. » Telle est l’étrange liberté que M. de Hartmann attribue à son dieu. Il est douteux que sur de semblables conceptions puisse se fonder une morale. Voyons cependant comment Schopenhauer et M. de Hartmann essaieront de mener à bonne fin leur entreprise, et comment ils parviendront à déterminer d’abord la forme, puis le fond de la moralité. Nous passerons ainsi avec eux de la théorie de la liberté à la théorie du bien moral.


II.

Selon Kant, on le sait, la forme essentielle de la moralité et du bien était une loi impérative, un commandement catégorique de la raison. Nous avons vu que Schopenhauer, au contraire, nie tout devoir. « D’après ce qui précède, dit-il formellement, on ne s’attendra pas à trouver dans mon traité d’éthique soit des préceptes, soit une théorie des devoirs, soit un principe universel de morale qui serait comme le réceptacle général d’où sortent toutes les vertus. Nous ne parlerons non plus ni de devoir inconditionnel, ni d’une loi de la liberté, car l’un et l’autre renferment une contradiction. Nous ne parlerons en aucune façon de devoir : cela, est bon pour les enfans et les peuples dans leur enfance, mais non pour ceux qui se sont approprié la culture qu’on possède à l’âge de la majorité[1]. » Schopenhauer rejette donc absolument toute idée de règle impérative, qui supposerait la possibilité de changer le caractère, de rendre bon celui qui est méchant. Mettre en avant de telles règles, c’est comme si on ordonnait « au chat de ne pas aimer à manger les souris. » Le politique seul fait des lois, c’est-à-dire établit des moyens de défense; mais le moraliste n’établit aucune loi qui commande, il constate ce qui est et l’apprécie, voilà tout. Aussi Schopenhauer fait-il une critique acharnée de l’impératif catégorique, où il voit, non sans quelque raison, un reste du Décalogue. Il n’est pas d’objection ni de raillerie qu’il épargne à Kant; on s’aperçoit qu’il est heureux, en réfutant autrui, de mettre en relief sa propre doctrine, trop négligée du public : il ressemble à ces nihilistes russes qui, ne pouvant trouver de murs où placarder leurs proclamations, les affichaient sur le dos de leurs adversaires.

  1. Die Welt als Wille, tome I, 53.