Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

véritable morale? Il est facile d’y reconnaître la prédestination la plus absolue des théologiens, qui de toute éternité appelle les uns au salut et les autres, quoi qu’ils fassent, à la damnation. Préceptes moraux, éducation morale, tout cela est chimérique. Dès lors, la « liberté intelligible, » séparée des seules idées qui pouvaient en motiver l’admission, devient la plus gratuite, la plus contradictoire, la plus inintelligible des hypothèses: c’est un faux nom donné au fatalisme absolu des théologiens.

En somme, la théorie de la liberté dans Schopenhauer est la négation de toute morale, non-seulement pour la vie intemporelle, ce qui nous importerait peu, mais encore pour la vie actuelle. Schopenhauer, comme tous les théologiens (car c’est un théologien inconscient), a confondu le déterminisme avec ce qu’on pourrait appeler le prédéterminisme. Le déterminisme scientifique n’exclut point la possibilité de modifier son caractère; il en fournit au contraire les moyens. Nous avons nous-même montré ailleurs comment les idées morales, les types d’une perfection supérieure se réalisent en se concevant, deviennent une force de progrès et d’amélioration pour l’individu[1]. Schopenhauer, au contraire, enlève toute efficacité et toute force aux idées, ce qui est en opposition avec l’expérience. Sous prétexte de nous rendre libres dans la région de l’éternité, il nous soumet à un prédéterminisme absolu dans la région du temps. Tel est le sort de toute doctrine qui conçoit la liberté sous la forme de la prédestination et de la grâce : elle ne la pose que pour la détruire.

M. de Hartmann, dans la théorie de la liberté, est en progrès sur son maître. Il rejette l’existence d’une liberté intemporelle pour l’homme; il admet que nous sommes déterminés dans le monde des réalités comme dans le monde des apparences ; mais il ne montre point comment le déterminisme arrive à se modifier lui-même et à se rapprocher de la liberté par la force efficace des idées. La domination de la raison dans l’homme, qui est selon lui notre liberté même, n’est aussi selon lui qu’une forme supérieure de servitude : « Toutes les formes de la liberté intérieure ne consistent, dit-il, qu’à transporter la domination d’une partie de l’âme à l’autre; la liberté n’est jamais que partielle : l’affranchissement d’une contrainte est acheté par l’asservissement à une autre contrainte[2].» Malgré cette théorie purement déterministe, M. de Hartmann laisse cependant un dernier refuge dans son système à la liberté supra-intelligible : il la place dans l’acte par lequel « l’Un-tout » se

  1. Voyez la Liberté et le Déterminisme, IIe partie, et l’idée moderne du droit, livre IV.
  2. Phénoménologie, p. 447.