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un cœur de gazelle. « Nous n’apprenons, dit-il, à nous connaître, nous-mêmes et les autres, que par expérience ; nous n’avons pas de notre caractère une notion a priori. Au contraire, nous commençons par nous en faire une très haute idée[1], » nous nous présumons bons, nous croyons être des anges, jusqu’à ce que l’expérience, en nous montrant les conséquences fatales de notre caractère, nous force à dire : Je suis un démon. — Fort bien, répondrons-nous, mais pour qu’un choix soit vraiment libre, il faut qu’on ait conscience a priori et du pouvoir de choisir et des raisons de choisir; si j’ai pris sans le savoir une nature de bête brute au lieu d’une nature d’homme, et si le naturel choisi par moi ne révèle ses défauts qu’à l’essai, je me suis trompé involontairement, non librement. La prétendue liberté de Schopenhauer est donc le contraire de la liberté vraie. Par cela même, elle ne fonde pas la responsabilité qu’il veut fonder. Voilà une troisième objection, non moins décisive, selon nous, que les précédentes.

A dire vrai, dans la sphère de l’inconnaissable, moralité et responsabilité n’ont pas plus de sens que la liberté. Revenons donc à la sphère de l’expérience et voyons si k moralité y sera mieux établie. Il ne le semble pas. Schopenhauer, en effet, admet que le caractère est non-seulement inné, mais absolument immuable. S’il y avait pour moi possibilité de changer mon caractère, par exemple de devenir agneau après avoir été loup, il faudrait que, parle même acte éternel, j’eusse choisi à la fois d’être loup et agneau, ce qui serait contradictoire. La morale n’est donc plus, pour Schopenhauer, une science pratique, qui nous donnerait les moyens de nous améliorer et, au besoin, de nous « convertir; » c’est seulement une science théorique, qui se borne à décrire, à expliquer, à classer les différens caractères humains, comme la zoologie, décrit et classe les types d’animaux. « La morale, — se demande à lui-même Schopenhauer, — cette science qui met au jour les ressorts de toute vie morale, ne pourra-t-elle aussi les faire jouer? Ne peut-elle, d’un homme au cœur dur, faire un homme miséricordieux, et du même coup juste et charitable? Certes non : les différences de caractères sont innées et immuables. Le méchant tient sa méchanceté de naissance, comme le serpent ses crochets et ses poches de venin : ils peuvent aussi peu l’un que l’autre s’en débarrasser. Velle non discitur. » Apprendre, c’est affaire d’intelligence ; or la volonté est antérieure à l’intelligence; donc on ne peut apprendre ni à bien vouloir ni à mal vouloir : celui qui est né bon restera bon, celui qui est né méchant restera méchant. — Une telle morale est-elle bien utile et n’est-ce pas plutôt une science purement métaphysique qu’une

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