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nous le verrons tout à l’heure, supprime précisément le devoir. Sur quoi peut-il donc s’appuyer pour admettre une liberté intelligible ou plutôt supra-intelligible? — Sur rien, sinon sur sa fantaisie. D’une part, il n’a point assez de railleries pour l’idée kantienne du devoir; d’autre part, il n’a point assez d’admiration pour la théorie kantienne de la liberté, laquelle précisément n’a de valeur et même de sens que par l’idée du devoir. Toute la morale de Schopenhauer roule sur cette contradiction, et c’est le second reproche que nous avons à lui adresser.

Voyons maintenant en quoi consiste cette prétendue liberté. D’abord, il est bien entendu qu’il ne faut pas la chercher dans le monde des phénomènes, ni même dans nos actions. Les actes de l’homme sont soumis comme tout le reste à un déterminisme inflexible : ils découlent de son caractère comme une série de conséquences découle d’une formule génératrice. Une fois donné, le caractère produit et déroule nécessairement tous ses effets dans le temps. Nos actions, notre histoire intérieure, notre conduite extérieure, sont comme un cadran visible sur lequel l’aiguille tourne en vertu de lois nécessaires : le ressort caché est le caractère propre de l’individu. Ce qui est libre, à en croire Schopenhauer, c’est ce ressort, situé en dehors du temps et de l’espace, dans l’éternité. « Les opérations dérivent de la nature même de l’être : operari sequitur esse, » disaient les scolastiques. Schopenhauer le répète après eux : « La conduite d’un homme, son operari, est déterminée extérieurement par les motifs, intérieurement par son caractère, et cela d’une façon nécessaire : chacun de ses actes est donc un événement nécessaire ; mais c’est dans son être, dans son esse, que se retrouve la liberté. Il pourrait être autre ; et tout ce en quoi il est coupable ou méritant, c’est d’être ce qu’il est... Dans la réalité des choses, chaque homme le sait bien, l’acte contraire à celui qu’il a fait était possible, et il aurait eu lieu, si seulement lui, il avait été autre qu’il n’est[1]. »

À cette étrange théorie, qui n’est que la prédestination des théologiens, on peut faire des objections nombreuses. Schopenhauer prétend que nous avons été libres dans l’éternité d’être ou de ne pas être, de choisir un caractère bon ou un caractère méchant, courageux ou lâche, etc., — caractère qui, une fois choisi par notre liberté, nous suit partout dans le monde sensible. Mais il confesse d’autre part que nous ne pouvons connaître a priori le caractère choisi par nous ; nous ne savons pas a priori si nous avons pris une âme de loup ou une âme de mouton, un cœur de tigre ou

  1. Fondement de la morale, p. 84.