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peuple de prolétaires sous la tyrannie du capital ? Est-ce peut-être, avec les autres, l’obscurcissement de l’esprit dans les jouissances de la matière ? Est-ce avec ceux-ci l’avilissement des caractères et la dissolution des vertus, trop heureuses d’être traitées comme des valeurs et tarifées à leur plus juste prix ? Est-ce avec ceux-là le développement de l’amour du lucre, avec tous les vices bas qui deviennent tôt ou tard ceux d’une aristocratie de marchands ? Combien d’autres effets et combien d’autres questions encore ? Mais si c’est tout cela, tout ensemble, si le classement n’est pas fait, si l’on veut incarner en un seul type tout ce que l’on redoute et tout ce que l’on croit entrevoir de dangers dans les nuages de l’avenir, le moyen d’être clair ? On se trouve pris alors entre « son idéal et son impuissance. » Le mot est de M. Dumas, et c’est le cas de M. Dumas.

C’est encore avec raison que M. Dumas redoute une certaine influence trop souveraine et trop absolue de la femme. Mais encore quelle sorte de femme craint-il ? Il serait capable, je pense, de répondre : Toutes les femmes. Autrefois, quand il mettait des Suzanne d’Ange et des Albertine de la Borde à la scène, on comprenait au moins et nous savions à quoi nous en tenir. Mais Césarine, dans la Femme de Claude, ou Mrs Clarkson, dans l’Étrangère, ou Lionnette enfin, dans la Princesse de Badgad, qui nous dira ce qu’elles représentent ? Nous touchons ici le point faible de M. Dumas. Il s’est fait de bonne heure un fonds d’observations sur lequel depuis il a toujours vécu, continuant bien, à la vérité, de regarder autour de lui, mais sans voir, pour ainsi dire, ou du moins sans rien noter ou retenir que ce qui servait à lui confirmer la vérité de ses observations d’autrefois. Il n’y a pas de phénomène plus commun dans l’histoire de la littérature et de l’art. Beaucoup, à partir d’un certain âge, ou plutôt d’un certain succès, s’isolent du monde qui les entoure, vivent désormais absens du milieu dans lequel ils ont l’air de voir et d’entendre, cessent d’observer, ne regardent plus qu’en eux-mêmes, et ne s’intéressent plus qu’à combiner les acquisitions de leur jeunesse, ils en ont fini de ce que Goethe appelait les années d’apprentissage : ils imaginent. La valeur de leurs œuvres alors ne dépend plus que de l’ingéniosité de leurs combinaisons et de la force de leur imagination. Quant au peu qu’elles conservent de réalité substantielle, d’être et de vie, cela dépend uniquement du nombre, de l’étendue, de la profondeur de leurs expériences d’autrefois. Le principal grief contre M. Dumas, c’est que ses expériences, au total, ne paraissent pas avoir été assez nombreuses Di le champ de son observation assez vaste. Ce qu’il a voulu voir, il l’a bien vu, mais il se pourrait qu’il eût vu peu de chose. Il a donc généralisé trop imprudemment et trop vite. On a quelquefois parlé de ses sophismes : c’est trop dire : il n’en a commis qu’un seul, mais il l’a commis de bonne heure, et nous en sommes à craindre qu’il ne