Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/962

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’appeler pendant quelque temps, le nabab, le boïard ou le magnat fatal, n’incarnaient en eux quoi que ce soit de réel, ni l’une de ces passions, ni l’un de ces sentimens dont toute femme ou tout homme porterait les commencemens en soi. Jadis, il est vrai, jusque environ le temps des Idées de Madame Aubray, vous eussiez pu faire de ces argumens à M. Dumas ; mais maintenant il faut s’y prendre d’autre sorte. Son mélodrame ne finit pas ? Il le sait. Son « Antony millionnaire » est plus vieux et plus démodé que le premier Antony ? Il l’a voulu comme cela. Son héroïne enfin, la comtesse de Hun, enferme en elle aussi peu de réalité, je veux dire aussi peu de vérité moyenne et générale, aussi peu de substance que possible ? C’est exprès. Vous répondez qu’alors il eût fallu faire exprès de mieux faire, ou de faire autrement. C’est assez mon opinion. Je dis seulement qu’avant de l’exprimer il n’était pas inutile de savoir si je jugeais M. Dumas à peu près sur ce qu’il a voulu faire. Des impressions ne sont pas des raisons. Fâchons-nous, à la bonne heure, mais sachons d’abord pourquoi nous nous fâchons, et cherchons ensuite si c’était notre droit de nous fâcher.

Or le vrai, c’est que depuis quelques années M. Dumas est sous l’obsession de deux ou trois idées, que cette obsession le tyrannise, et qu’il ne s’en débarrassera que quand il aura trouvé la formule de ces deux ou trois idées. Je les aurais appelées fixes, si justement elles n’étaient pas encore flottantes et vagues, à l’état de matière cosmique, pour ainsi dire, dans l’esprit de M. Dumas. Notez au passage que ce n’est pas ici le trait le moins curieux, ni le moins caractéristique du talent de M. Dumas. Il y a contraste, il y a peut-être eu contraste de tout temps, mais aujourd’hui plus accusé que jamais, entre la netteté de son style et l’indécision de ses idées. Lui, qui fut autrefois, à sa manière, quoi qu’il en dise et quoi qu’il en ait, parmi les précurseurs de ce que nous avons, depuis M. Zola, naturalisme appelé, voilà tantôt dix ou douze ans qu’il vogue, avec plus de hardiesse que de bonheur, sur les océans brumeux de la mysticité. Lisez ces quelques lignes de la Princesse de Bagdad ; elles sont du rôle de Lionnette et de la grande scène du deuxième acte : « Ah ! si vous saviez comme ce que vous appelez l’amour m’est de plus en plus odieux ! .. Je vous aime ! c’est-à-dire, vous êtes belle et votre chair me tente ! C’est à cette tentation que j’ai dû le mari qui m’outrage, c’est à cette tentation que je dois l’outrage que vous me faites ! Un prince n’a pu résister à ce qu’il appelait, lui aussi, son amour pour une jolie fille, et me voilà au monde, à cause de cela ! Il faut que je souffre à cause de cela, et que je me vende peut-être aussi, à mon tour, à cause de cela ! » Évidemment, M. Dumas rêve par instans, je ne dis pas de la mortification, je dis de l’abolition des sens. Anathème sur cette chair de péché ! Chose curieuse, il a même retrouvé, pour la placer dans la bouche de Lionnette, une devise que l’on voit, dans la rue