Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/923

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelques heures après le conseil, il était frappé d’une attaque dont il ne se releva que pour demeurer paralysé.

Depuis longtemps, depuis les fatigues de l’émancipation, sa santé était ébranlée ; les excès de travail et les irritans tracas des trois dernières années n’étaient pas faits pour la remettre. Selon sa propre confession, la tension perpétuelle des forces morales et intellectuelles, les efforts de patience et d’empire sur lui-même auxquels il était sans cesse contraint, le fatiguaient presque autant et peut-être plus que le travail[1]. De fâcheux symptômes et de fréquens malaises inquiétaient justement sa famille et ses amis ; mais Milutine, avant tout désireux d’achever sa tâche, remettait toujours à plus tard les soins et le repos. Il devait continuer jusqu’à la fin ce que, dans une de ses dernières lettres de Pétersbourg, il appelait encore son existence de forçat[2]. Sa famille se décida à son insu à inviter le docteur Botkine, l’orgueil de la science russe, à venir l’examiner. Par une triste coïncidence, la consultation eut lieu au sortir de la séance du conseil d’où Milutine revenait fatigué et joyeux. Le docteur Botkine trouva Nicolas Alexèiévitch atteint d’une grave maladie de cœur et ne lui dissimula point qu’une catastrophe était possible d’un moment à l’autre. Le soir même, en se levant de table après dîner, Milutine s’affaissait brusquement et perdait connaissance. Depuis cette attaque, aucuns soins ne purent le rétablir. Paralysé et affaibli, incapable de tout travail suivi, il dut renoncer entièrement aux affaires. Il avait à peine quarante-huit ans.

Nous ne suivrons pas Milutine dans le triste repos de ses dernières années de loisir forcé. Cet esprit si actif et entreprenant garda jusqu’à la fin sa lucidité et supporta avec une rare patience le cruel spectacle de sa propre impuissance. Après être revenu en Occident et avoir en vain demandé la guérison aux conseils de la science et aux rayons du soleil, Nicolas Alexèiévitch finit par se fixer à Moscou, où le rappelaient ses souvenirs d’enfant et ses affections d’homme. A Moscou, il retrouva les plus chers de ses collaborateurs, George Samarine et le prince Vladimir Tcherkasski, rentrés tous deux dans la vie privée[3].

Le coup qui frappa soudainement Milutine atteignit tous ses amis politiques et décapita le parti dont il était le chef reconnu ; L’homme qui semblait désigné pour lui succéder au ministère de

  1. Lettre à sa femme du 14/26 décembre 1863. Tcherkasski, de son côté, disait en parlant de son ami : « Ce qui l’a tué, c’est moins le travail que la lutte.
  2. Lettre du 16/28 juin 1866.
  3. Le malheur rapproche parfois des adversaires mis également hors de combat. A Baden et aux eaux d’Allemagne, Milutine, paralysé, reçut souvent auprès de son fauteuil de malade l’un de ses principaux antagonistes d’autrefois, le comte Panine, devenu aveugle.