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certains des chefs militaires, profitant des pouvoirs que leur donnait l’état de siège, groupaient autour d’eux l’opposition, menaçaient des plus graves châtimens les paysans qui se refusaient à la corvée et « poursuivaient les soi-disant promoteurs de désordre[1]. » Ce qu’il y avait de plus singulier, c’est que, dans ce conflit avec les autorités militaires, le vice-roi et le comité de Varsovie se portaient souvent du côté des adversaires du ministre de l’intérieur, Tcherkasski, qui, à chaque instant, était obligé d’en référer à Pétersbourg, à Milutine, et par ce dernier à l’empereur. Les adversaires des deux amis répandaient le bruit que Milutine ne reviendrait plus à Varsovie, que Tcherkasski allait être rappelé et la nouvelle organisation des paysans abandonnée[2].

Il fallait un combat pour chaque province, pour chaque district, presque pour chaque commission. Ces trois années 1864, 1865, 1866 furent pour Milutine une longue suite de petites batailles, et au bout de cette campagne, comme au bout de celle de l’émancipation, les deux amis semblaient entrevoir une disgrâce ou un désaveu[3].

Milutine sentait qu’il ne pouvait laisser Tcherkasski seul à Varsovie, où la majorité du comité constituant lui était hostile, où le prince, selon sa propre expression, était évité comme la peste par le haut état-major russe, ce qui lui rappelait l’accueil de la société pétersbourgeoise à l’époque de l’émancipation. Pour appliquer les nombreux changemens projetés, il ne suffisait pas d’avoir lancé dans les campagnes des agens inférieurs, recrutés partout et formés à la hâte, il fallait avant tout des hommes capables de diriger à Varsovie les différens services du royaume et de tenir tête au vice-roi et à ses créatures. « Tcherkasski, écrivait avec

  1. Lettre de Tcherkasski à Milutine du 13/23 mai 1864.
  2. La grande-duchesse Hélène envoyait de Berlin à Milutine, an commencement de juin 1861, une correspondance de Pologne dans la Gazette de Silésie, où l’on lisait que « le secrétaire d’état Milutine, qui venait de partir de Varsovie, n’y retournerait plus et que l’œuvre du comité serait suspendue jusqu’à ce qu’on eût notablement modifié les décrets de mars. » De son côté, Tcherkasski écrivait à Milutine le 21 mai, 2 juin 1864 : « On fait circuler, à l’aide du Czas et d’autres journaux, des bruits dans le genre de ceux-ci : que vous êtes parti pour ne plus revenir, que je serai moi-même remplacé bientôt par Trépof, lequel réunira dans ses mains la police et l’intérieur, etc. »
  3. « Quand je ne serai plus là, disait parfois Milutine, on détruira tout ce que j’ai fait, comme on a essayé de le faire en Russie. » De son côté, Tcherkasski écrivait à Milutine qu’on venant en Pologne, il avait commis une grosse bévue (lettre du 13/25 mai 1861), et un peu plus tard, le 21 mai/2 juin, faisant allusion au bruit de son prochain rappel, le prince ajoutait : « Si je ne pensais qu’à moi, je devrais plutôt me réjouir, car la disgrâce dont un semblable éloignement serait accompagné viendra tôt ou tard, lorsque la réforme des paysans sera terminée, tandis qu’aujourd’hui je déposerais volontiers le fardeau de la responsabilité et je recevrais de l’opinion publique un accueil moins défavorable que celui qui m’attend probablement plus tard quand les inquiétudes éveillées par la question polonaise seront effarées, et qu’il ne restera comme monnaie courante que les sympathies de la société pour les vaincus. »