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à la cathédrale (orthodoxe) où, après avoir officié lui-même, l’archevêque a béni nos jeunes gens, tous ensemble et chacun en particulier. Ensuite, à une heure et demie, il y a eu chez moi un déjeuner pour les voyageurs[1] et, après les exhortations de circonstance et les adieux, nos jeunes missionnaires sont partis pour les quatre coins du royaume avec des instructions imprimées et manuscrites, avec leurs bagages et leurs provisions, quelques-uns avec leur femme, d’autres avec des amis, et tous sous escorte. Fasse Dieu qu’ils aient assez d’intelligence et de fermeté pour vaincre les intrigues de la szlachta et aussi l’apathie des paysans ! »

Vers le moment où partaient de Varsovie « les jeunes missionnaires » de Milutine, une députation de paysans polonais, venue pour remercier le tsar, était fêtée de toute manière à Pétersbourg. On lui donnait un grand banquet à l’hôtel de ville, et, pour établir la fraternité des deux classes agricoles, c’étaient des paysans russes, envoyés par des propriétaires du voisinage, qui faisaient les honneurs aux paysans polonais. Durant cette patriotique fête champêtre, donnée dans la capitale, la musique militaire jouait l’air national russe et l’empereur, faisant le tour de la table, adressait à ses fidèles sujets quelques paroles bienveillantes. Les assistans remarquaient qu’à ce banquet les paysans polonais avaient pour la plupart un air contraint que les Russes attribuaient à la longue oppression seigneuriale.

Ces réjouissances, sanctionnées par la présence de l’empereur, ne désarmaient point la sourde opposition de Varsovie et de Pétersbourg. Dans les campagnes du royaume, la résistance des propriétaires était parfois appuyée par les autorités russes et les officiers supérieurs. Parmi les commandans militaires, plus d’un général était lié avec la noblesse polonaise, et subissait le charme de cette aristocratie, l’une des plus cultivées et des plus séduisantes du monde. D’autres n’avaient point pardonné à Milutine et à ses amis les lois agraires de 1861. Aussi plusieurs excitaient-ils presque ouvertement les propriétaires à ne point se soumettre aux injonctions des commissaires, et annonçaient-ils aux paysans que les envoyés de Milutine et de Tcherkasski promettaient beaucoup plus qu’ils ne pouvaient accorder[2].

De pareils faits n’étaient pas isolés. Quoique les ukases impériaux eussent supprimé la corvée sans établir, comme en Russie, d’époque transitoire pour organiser les nouveaux rapports agraires,

  1. Dorojnyi zavtrak, mot à mot : un déjeuner de voyage.
  2. Je pourrais citer comme exemple le curieux rapport du commissaire Dometti au prince Tcherkasski à propos d’un conflit, ainsi soulevé dans le district de Wlotziaysk par le prince W. (rapport du 30 avril 1864).