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vivement voir abroger des droits qui donnent lieu à des difficultés de toute sorte. Pour s’affranchir de ces servitudes, beaucoup de propriétaires renonceraient volontiers à une notable partie de leurs forêts. Malheureusement, en dépit d’une loi édictée depuis, les commissaires du gouvernement, loin de chercher à mettre un terme à cette situation anormale, s’efforcent plutôt d’empêcher les propriétaires et le paysan de s’entendre à cet effet. On en est encore à Varsovie ou Pétersbourg à la politique de 1864 ; on semble heureux d’avoir dans ces servitudes un moyen de semer la zizanie entre les deux grandes classes rurales du royaume, comme si leur antagonisme était la condition nécessaire de la domination russe. « Nous avons pris nos précautions, me disait en toute franchise, au mois de juin dernier, un haut fonctionnaire de Saint-Pétersbourg ; nous tenons les Polonais par ces servitudes. »

C’est là une machine de guerre dont on comprenait l’emploi au lendemain de l’insurrection. Cette nouvelle application du « diviser pour régner, » ne saurait cependant être éternellement maintenue ; à la longue, elle pourrait déjouer les calculs de ses promoteurs. Il est douteux que cela empêche longtemps le paysan polonais, relevé par la propriété et l’instruction, de prendre conscience de sa nationalité. En attendant, les obstacles mis par les agens du pouvoir à un complet règlement de la question rurale ont, en dehors même des entraves apportées à une exploitation régulière, un sérieux inconvénient : ils tendent indirectement à troubler dans l’esprit du peuple la notion de propriété, à lui faire croire que les droits de chacun n’ont pas été définitivement fixés par les ukases de 1864, à le faire rêver de nouvelles combinaisons agraires. Par là on ouvre ainsi la porte aux aspirations révolutionnaires et socialistes, on fait naître chez une population, jusqu’ici exempte de toute idée de ce genre, une vague et chimérique espérance de nouvelle distribution de terre et de nouveaux partages. C’est ce que font aujourd’hui quelquefois, à l’insu même du gouvernement, certains de ses agens de Pologne. Lorsque les propriétaires offrent aux paysans de régler à l’amiable, moyennant une indemnité en argent ou un partage des bois, ces épineuses questions de servitude, certains tchinovniks disent aux paysans : « A quoi bon vous entendre et renoncer à vos droits sur une partie de la forêt pour avoir le reste, quand un jour on peut vous donner le tout gratuitement ? » Avec les idées radicales, trop souvent répandues dans le bas tchinovnisme, avec la haine pour la noblesse polonaise qui anime tant de petits employés, de pareils propos n’ont malheureusement rien d’étonnant. Il y a là, en tout cas, un procédé peu digne d’un grand état et dont tôt ou tard la Russie aura honte de se servir.