Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/909

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

perdent encore aujourd’hui près de 20 pour 100[1]. A l’inverse enfin de ce qui s’est passé en Russie, le propriétaire, comme contribuable, a payé lui-même par l’impôt une portion de l’indemnité qui lui revenait. Malgré ses défauts, ce système, qui faisait participer l’état et avec lui tous les contribuables à cette grande opération du rachat, nous paraît de beaucoup préférable au système adopté en Russie, où les annuités de rachat pèsent d’un poids excessif sur les paysans, alors qu’indirectement l’état et toutes les classes de la population participent aux avantages de l’émancipation. Une bonne part des difficultés économiques de l’empire me semble provenir, en effet, de ce qu’on a voulu conduire l’émancipation comme une opération d’un caractère privé, où l’état devait seulement servir d’intermédiaire et de banquier aux intéressés.

En dépit de son succès, la liquidation agraire, accomplie en Pologne, n’a point naturellement été sans donner lieu à de justes plaintes. La plupart des défauts reprochés à l’œuvre de Milutine doivent revenir au mode d’exécution. Il n’y avait pas là, comme en Russie, des arbitres de paix (mirovye posredniki), des propriétaires élus par la noblesse et chargés de régler les différends qui pouvaient surgir entre les paysans et l’ancien seigneur. A leur place, il y avait des commissaires, tous Russes, c’est-à-dire étrangers au pays, le plus grand nombre nouveaux venus et ignorans des mœurs locales, les uns employés prêtés par les ministères, les autres fonctionnaires révoqués à l’intérieur comme suspects de radicalisme, quelques-uns simples étudians à peine sortis de l’université, beaucoup enfin officiers qui venaient de combattre l’insurrection, la plupart étrangers à l’étude du droit et peu soucieux de ce qu’ils appelaient le formalisme juridique, tous enfin animés naturellement d’un esprit peu sympathique à la noblesse polonaise. Nous avons vu la peine que se donnait Milutine pour les initier et par-dessus tout les intéresser à leur œuvre. Il n’épargnait rien dans ce dessein, les enflammant de sa parole, les encourageant de son exemple ; il leur montrait dans le paysan polonais un frère slave à relever et une barrière vivante à dresser entre la Russie et l’Europe. « Là où le paysan est établi avec son lot de terre, disait-il, là est la borne du monde Slave[2]. » Sur des hommes pour la plupart jeunes et tous ardens patriotes, de telles leçons ne pouvaient rester sans effet, elles exaltaient l’enthousiasme national et stimulaient un zèle qui souvent n’avait pas besoin de beaucoup d’excitation. Tous ces commissaires improvisés croyaient bien participer à une grande mission historique, ils se regardaient comme des apôtres plutôt que comme des juges ; ce sentiment même les amenait parfois dans la

  1. Dans quelques cas même il n’y avait pas d’indemnité.
  2. Mot que je tiens d’un des collaborateurs de Milutine.