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Varsovie (château Bruhl), 15/27 mars 1864[1].

«… Je ne saurais dire à quel point il m’est difficile de conserver le sang-froid et le calme qu’exigent mes occupations actuelles.

«… La proclamation des ukases est, à présent, partout terminée. La première impression a été très satisfaisante. La junte révolutionnaire en paraît atterrée. Les paysans sont dans l’allégresse, ils se mettent, plus que par le passé, à arrêter eux-mêmes les insurgés. Mais la véritable lutte est encore à venir. Dans quelques endroits déjà il y a eu des essais de jeter le trouble parmi les paysans[2].

« Il nous faut au plus vite mettre les ukases à exécution dans les localités, et pour cela les hommes nous manquent absolument. Sur mes instances, on enrôle pour nous, dans les régimens cantonnés ici, des officiers intelligens. Malheureusement je ne les connais pas personnellement, et je suis obligé de m’en remettre aux recommandations des autorités militaires, dont les choix dans cette affaire ne sont pas toujours heureux ni même peut-être toujours consciencieux. Tous ces jours-ci j’ai passé mon temps au milieu des colonels et d’officiers indiqués par eux. Il me faut m’ entretenir avec chacun, raisonner avec eux, tâcher d’éveiller leur intérêt, etc.

«… A partir de mardi, je me propose d’ouvrir chez moi une espèce de cours public, sur la question des paysans, pour ces hommes politiques improvisés. J’aurais voulu les avoir préparés pour la fin de la semaine, de façon à ce qu’il fût possible d’envoyer cette première expédition aux quatre coins du royaume. Mais nous avons à peine pu enrôler trente personnes, et il nous en faudrait au moins trois fois autant.

« Les employés polonais, encouragés par notre longue indulgence et notre apathie nationale, paraissent ne pas croire encore que nous exécutions réellement ce que nous avons en vue ; et ce

  1. Lettre à sa femme.
  2. Pour empêcher le paysan d’accepter les terres dont le gouvernement prétendait le mettre en possession, les émissaires de l’insurrection aux abois répandaient dans les campagnes le bruit que ces terres ne seraient concédées qu’à ceux qui abjureraient le catholicisme. La grande-duchesse Hélène, qui, de loin comme de près, ne cessait de s’intéresser à l’œuvre de Milutine, lui faisait écrire de Berlin par une de ses demoiselles d’honneur : « Ici, Mme la grande-duchesse a appris de source certaine que l’allocution du pape était semée en masse dans le peuple, que les émissaires du parti rouge (Miéroslawski) tâchaient de faire accroire aux paysans que la propriété du sol ne leur sera acquise qu’à la condition de renoncer à la religion catholique. Déjà plusieurs paroisses auraient déclaré qu’à ce prix, elles ne voulaient pas des bienfaits de l’empereur. » (Lettre en français du 21 mai, 2 juin 1867, signée E. de R.)