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«… Dans les provinces, les choses vont fort bien jusqu’ici ; mais pour assurer l’exécution définitive des ukases, il faut nous envoyer des employés, car c’est ce qui nous fait défaut. Dis, je t’en prie, à Joukovski que je le supplie instamment de m’en recruter le plus qu’il pourra et de me les expédier ici le plus tôt possible. Il faut pour cela pousser le ministère de Pologne, où l’on est terriblement lent et endormi, et presser les congés des militaires, au sujet desquels j’ai écrit il y a déjà trois semaines. Si les choses ne marchent pas plus vite, je ne puis prévoir quand je parviendrai à m’arracher d’ici ; et supporter longtemps cette vie, je n’en aurais réellement pas la force. »

La difficulté de trouver des agens sûrs et intelligens était une des grandes préoccupations de Milutine ; on le voit à chacune de ses lettres. Il avait pu amener avec lui un brillant état-major que des hommes distingués comme M. Solovief et M. Kochelef allaient bientôt renforcer, mais cela ne pouvait suffire ; il lui fallait des agens d’exécution sur les lieux, pour les campagnes particulièrement, et il s’adressait à tout le monde pour lui en fournir ; il en demandait à Pétersbourg, à Varsovie, aux services civils et aux services militaires, car, faute d’autres instrumens, il était obligé de recourir à l’armée1 et aux officiers. Pour ces derniers, il avait l’avantage d’avoir le concours de son frère Dmitri, qui, depuis trois ans, était ministre de la guerre. Ces officiers, appelés de Saint-Pétersbourg ou recrutés dans les régimens de Varsovie, Milutine était contraint de les former, de les styler lui-même pour une tâche compliquée qui eût exigé des juristes plutôt que des soldats. Pour les initier, il employait tous les moyens imaginables, il les faisait dîner avec lui, il leur faisait une sorte de cours ou de conférence. La grande salle du château Bruhl s’éclairait le soir comme pour une réception officielle, et, vers huit heures, une cinquantaine de commissaires futurs, les uns jeunes officiers, les autres anciens employés ou juges de paix, révoqués en Russie pour leurs penchans démocratiques, apprenaient de la bouche même de Milutine quelles devaient être leur mission et leur règle de conduite[1]. Ces administrateurs improvisés étaient à peine dégrossis et dressés à la hâte qu’il fallait les envoyer sur les lieux expliquer aux paysans ce qu’eux-mêmes venaient d’apprendre, le sens et la portée des ukases, qui abolissaient la corvée, tout en transférant au peuple dés campagnes la propriété des terres dont il avait la jouissance.

  1. Lettre du 28 mars 1864.