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armes la guerre qu’il avait déclarée à l’esprit allemand dans les trois provinces conquises par Pierre le Grand.

Pendant que ses deux amis étaient occupés à transformer la Pologne, Samarine, fidèle à ses premières impressions, allait écrire en silence, sur les provinces baltiques, son célèbre ouvrage des frontières, Okraini[1], qui, applaudi passionnément à Moscou, devait soulever de bruyantes colères dans toute l’Allemagne, comme dans les trois provinces, et faire surgir de la part des barons livoniens et des docteurs allemands toute une bibliothèque de répliques et de réfutations. Les sentimens de Samarine et de ses amis, à l’égard des trois provinces baltiques, étaient connus longtemps avant l’éclat de ce bruyant manifeste des Okraini. Samarine eut beau retarder la publication de son célèbre pamphlet jusqu’à l’achèvement de l’œuvre entreprise en Pologne par Milutine et Tcherkasski, on comprend que de telles visées, fort peu dissimulées d’ailleurs, n’étaient pas faites pour faciliter la tâche de ses amis à Varsovie. On se montrait à Moscou trop disposé à regarder ce qui se passait sur les bords de la Vistule comme le prélude de ce qui devait bientôt s’effectuer sur la basse Duna, pour que les Allemands russes de Riga, de Mittau, de Revel et tous leurs alliés de Pétersbourg n’en prissent point ombrage et ne se tinssent pas sur leurs gardes. Les revendications de la presse nationale, en excitant les défiances de la Rittersrhaft baltique, avaient pour conséquence de créer une secrète et involontaire solidarité entre les Livoniens et les Polonais, à donner tôt ou tard à la noblesse désarmée de Pologne l’appui latent de la noblesse baltique, si puissante dans l’administration et à la cour par ses positions officielles, par ses alliances de famille, par son esprit de corps et son habile fidélité au trône. Dans l’occulte et persévérante résistance, apportée à Varsovie par le comte Berg aux projets de Milutine et de Tcherkasski, de même que dans les brillans pamphlets, publiés par le baron Firks[2], peut-être y avait-il, à l’insu même du vice-roi comme du publiciste, une secrète inspiration de l’esprit allemand et du patriotisme baltique, fort peu soucieux d’ordinaire des droits et des intérêts de la Pologne, mais plus ou moins alarmé d’une politique d’assimilation qu’il craignait de voir se retourner contre les trois provinces.

Le prince V. Tcherkasski était un homme de tout autres goûts et de tout autre tempérament que son ami et contemporain G. Samarine. A l’inverse de ce dernier, c’était bien moins un spéculatif ou un penseur qu’un homme d’action. Esprit à tendances pratiques, positives, réalistes, si l’on veut, Tcherkasski était dégagé de tout

  1. Ouvrage paru en 1806 ou 1807.
  2. Sous le pseudonyme de Schédo-Ferroti.