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heures est un bienfait pour ton amie, il me semble que la vie devra t’être chère. Je n’ajoute rien de plus. Oh ! que de sentimens je fais rentrer dans mon cœur, et qu’il m’en coûte, même pour te faire lire ces lignes ! Mon ami, chasse toutes ces pensées ; remettons-nous ensemble à la volonté du souverain être, mais soignes ma double vie, tu vois ce que j’en attends.


À ces instructions d’une nature si particulière par lesquelles Mme Necker s’efforçait de rattacher son mari à la vie en lui créant des devoirs vis-à-vis d’elle, même par-delà sa mort, elle avait joint en outre un testament régulier. Ce testament est postérieur de quelques mois, car il est daté du 6 janvier 1794 et il a été fait par Mme Necker à Lausanne. C’est là qu’elle avait été en effet transportée pour être plus à portée de recevoir les soins du célèbre docteur Tissot. Ce testament est le dernier écrit qui ait été tracé par la main de Mme Necker. L’écriture en est tremblante, presque illisible. On sent que la mort est là, derrière la porte et prête à centrer. À vrai dire, ce testament n’est encore qu’une recommandation à son mari, car la très faible somme qu’elle avait apportée en dot à M. Necker-excédait de beaucoup les legs qu’elle désirait faire. Aussi, tout en assurant le sort de tous ceux qui lui avaient été attachés ou dont elle avait pris soin, de ses femmes de service, de ses pauvres de Saint-Ouen ou de Paris, des parens éloignés de sa famille qu’elle avait assistés en Suisse ou à l’étranger, elle se reprochait de prendre ainsi sur la fortune de celui « à qui, disait-elle, je voudrois donner mon sang pour subsistance, et qui captive tellement mes facultés d’aimer sur la terre, que personne ne peut plus approcher de mon cœur. » Ce sentiment l’emportait encore à la fin de ce testament, et elle me pouvait s’empêcher de le terminer en adressant à son mari un dernier adieu :


Adieu, âme de ma vie, après avoir tant reçu de toi, pendant ma vie, il me seroit doux de recevoir encore tes bienfaits après ta mort. Puisses-tu adoucir le regret de ma perte par ta soumission à la volonté suprême et par l’idée que l’un des deux devant précéder l’autre, je n’étois plus en état de supporter ta perte, dont la seule crainte produisoit une telle révolution dans tout mon être, que tu n’aurois pu toi-même souffrir la pensée de l’excès et de l’horreur de mon état. Mon cher ami, je te serre mille fois contre mon sein. Rien ne peut exprimer les sentimens dont mon âme est inondée. Adieu, le bien aimé de mon tendre cœur.


Ce cœur si tendre n’avait plus que peu de jours à battre. Les derniers mois de la vie de Mme Necker se passèrent dans des