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prendre en déplaisance le séjour un peu triste de Coppet, elle fut transportée à Rolle, où elle fit un assez long séjour. C’est de là qu’elle adressait ses adieux à son mari dans une lettre qui devait être lue par M. Necker aussitôt après sa mort.


Rolle, ce 12 novembre 1792.

Tu pleures, cher ami de mon cœur. Tu crois qu’elle ne vit plus pour toi celle qui avoit réuni dans tous les points son existence à la tienne. Tu te trompes ; ce Dieu qui avoit joint nos deux cœurs, ce Dieu, bienfaiteur de toutes ses créatures, qui me combla de ses faveurs, n’a point anéanti mon être. Quand j’écris cette lettre, un sentiment qui ne m’a jamais trompée répand un calme imprévu dans mon âme ; je crois voir que cette âme veillera encore sur ton sort et que, dans le sein de Dieu, de ce Dieu que je ne cessai jamais d’adorer et que je préférais à tout, même à toi, je jouirai de ta tendresse pour moi… Mais toi, cet attachement dont je suis pénétrée pour tout ton être, ce sentiment qui me faisoit mettre mon amour-propre dans le tien, cet effroi qui glaçoit tout mon sang au moindre danger que je te voyois courir, cette seconde vie que je trouvois auprès de toi, cet intérieur de mon être rempli en quelque manière par le tien, ne se retrouveront plus pour toi, et méritent de ta part un sentiment au-delà du tombeau. Tu verras combien mon âme est sûre de la tienne, puisque je vais hasarder de te donner des ordres en comptant sur l’empire de mon amour pour toi.


Elle entrait alors de nouveau dans des recommandations minutieuses au sujet de l’exécution de ses dernières volontés. Elle insistait sur son désir passionné qu’un jour la dépouille mortelle de son mari fût réunie à la sienne, et elle suppliait M. Necker d’avoir égard à ce désir :


Mon ami, aie pitié de ma faiblesse ; je ne puis supporter l’idée de la mort qu’avec celle de ta vie. Quand je pense que tu t’occuperas encore de ton amie, l’abîme se comble, l’horreur cesse, et je ne me sens plus que dans tes bras. Aussi avec quelles délices j’ai lu ces lignes chéries que tu m’adresses ! Que de grâces j’en rends à la divine Providence ! Elle connoît les cœurs qu’elle a faits. Elle a jugé que le mien étoit trop sensible pour être seul, même dans le tombeau. Vis donc de longues années après moi pour m’ôter l’effroi de la mort et pour que cette espérance me délivre des angoisses auxquelles je suis quelquefois livrée. Prolonge mon être, cher ami ; tant que tu seras sur cette terre, j’y serai encore ; tu prieras Dieu avec moi ; tu agiras pour moi ; tu penseras avec moi, et, si tu veux te dire à toi-même que chacune de tes