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les lettres de tous ceux qui ressentaient pour elle une véritable amitié revient incessamment cette recommandation : « Ménagez-vous. » Mais jamais personne ne se ménagea moins qu’elle ; elle se dépensait sans compter, partageant son temps entre son mari, sa fille, les pauvres, la tenue de sa maison, les devoirs de société, la conversation, les occupations intellectuelles, la correspondance et les amis. Ce fut bien pis durant les cinq années du premier ministère de M. Necker. Au surcroît d’activité imposé parce qu’elle appelait elle-même « cette jolie vie du contrôle-général, » vint bientôt s’ajouter l’amertume que lui causaient les attaques et les calomnies dirigées contre son mari, attaques auxquelles elle-même n’échappait pas complètement. Ces rudesses de la vie publique n’étaient pas faites pour elles, et peut-être fut-elle pour quelque chose dans l’irritation et dans le découragement qui déterminèrent M. Necker à donner sa démission.

Le contre-coup de ces émotions se fit sentir sur la santé de Mme Necker, et les années qui suivirent furent marquées pour elle par une terrible crise qui effraya tous ses amis et durant laquelle elle-même crut toucher à ses derniers momens. Il fallut quitter Saint-Ouen et chercher loin de Paris, à Marolles, près de Fontainebleau, un repos plus complet. C’est là qu’elle écrivait ces conseils à sa fille, dont on n’a peut-être pas oublié l’accent pathétique. Mais l’angoisse que lui causait la crainte de quitter cette fille dont la destinée n’était pas encore assurée n’était rien auprès de celle qu’elle éprouvait à la pensée d’une séparation prochaine d’avec un époux adoré. Le début d’une lettre qu’elle adressait à M. Necker pour l’entretenir de certaines questions d’intérêt auxquelles sa mort donnerait ouverture montrera cependant quel sentiment dominait en elle :


Avant de commencer cette lettre, mon cher ami, il faut que je me rassure moi-même contre l’horreur et la terreur que m’inspirent mes propres pensées. Permets-moi donc d’observer, pour me conserver la liberté de la réflexion, que la très légère différence de nos âges ne peut compenser la faiblesse de mon tempérament et la diminution des sources de la vie, causées par une extrême affliction et par tous les tourmens intérieurs d’une âme sensible. D’ailleurs quand je tourne mes regards vers cet être bienfaisant qui m’a donné pour toi un sentiment si constant et si passionné, il me semble qu’il exaucera la prière que je lui présente chaque matin ; il me semble qu’il aura pitié de ma faiblesse et qu’il jugera que ce cœur où tu règnes avec tant d’empire ne pouvoit plus supporter le désespoir. Pardonne, oh ! mon ami ! c’est peut-être la seule occasion sur la terre où je me sois préférée à toi ;