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arrangemens de famille qui étaient si fréquens dans l’ancienne société, elle avait, à l’âge de dix-sept ans, jolie, pleine de vivacité et d’esprit, épousé le prince de Poix, fils aîné du maréchal duc de Mouchy, âgé de quinze ans seulement, et si petit pour son âge qu’il fallut, le jour de ses noces, l’asseoir sur une grande chaise pour qu’il fût au niveau de sa femme.


J’ai ouï dire, ajoute la vicomtesse de Noailles dans la notice dont je viens de parler, qu’il étoit impossible à cette époque d’être plus charmante que ne l’étoit ma grand’mère. Son nez étoit aquilin, mais délicat ; ses yeux noirs et très couverts ; mais ce qui étoit sans égal, c’étoit sa bouche ; la bonté, l’intelligence, la fierté, et par-dessus tout un sens exquis du goût s’y manifestaient avec autant de force que de grâce. Son col et sa gorge étoient superbes ; enfin, malgré les imperfections de sa taille (la princesse de Poix étoit boiteuse depuis sa naissance), toute sa personne, quoique irrégulière, étoit noble et même gracieuse. Il y avoit de l’originalité dans ses gestes comme dans ses expressions ; maladroite en toute chose, cette gaucherie lui seyoit, mais ce qui dominoit et illuminoit pour ainsi dire tous ces agrémens, c’étoit une nature élevée, généreuse, grande, si j’ose le dire, qu’on sentoit à tout moment au travers de sa gaîté même, et qui inspiroit à tout le monde l’attrait, l’admiration et la confiance.


C’était cette aimable personne qu’il s’agissait de sauver en dépit de l’étroite surveillance exercée aux portes de Paris comme à la frontière sur les démarches des aristocrates et, ce qui était plus difficile encore, en dépit d’elle-même. En effet, soit courage, soit insouciance, soit qu’elle s’exagérât les obstacles que son infirmité aggravée par un état de maladie constant opposait à toute tentative d’évasion, la princesse de Poix demeurait sourde aux sollicitations que ses amis lui faisaient parvenir d’Angleterre ou de Suisse. Elle s’obstinait à demeurer à Paris, où elle était prisonnière dans l’hôtel de Beauvau, sans être gardée à vue, et où elle se trouvait singulièrement solitaire. Son mari avait émigré ainsi que son fils aîné, le comte Charles de Noailles. Son père, le maréchal de Beauvau, était mort en 1793 ; sa belle-mère, la maréchale, était réfugiée dans sa terre du Val, près de Saint-Germain. Le père et la mère de son mari, le duc et la duchesse de Mouchy, avaient été jetés dans les prisons de la terreur, d’où ils ne devaient sortir que pour monter sur l’échafaud. La princesse de Poix vivait donc seule avec un enfant de quatorze ans, perdue au fond de ce grand hôtel de Beauvau[1], qui avait été autrefois témoin de réunions si brillantes. C’était de cette situation

  1. L’hôtel de Beauvau est aujourd’hui la résidence du ministre de l’intérieur.