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Mais, si bien fondées que soient les critiques de M. Necker, le ressentiment personnel qu’il laisse percer leur enlève cependant quelque peu de leur autorité, et cet Essai ne saurait avoir la valeur d’un ouvrage historique ou politique.

Il n’en est pas de même de son Étude sur le pouvoir exécutif dans les grands états, à laquelle il mettait la main, dès son premier ouvrage terminé, et qu’il fit paraître au commencement de l’année 1792. M. Nourrisson, dans une étude sévère jusqu’à la malveillance qu’il a consacrée à M. Necker, convient cependant que cette étude est une de celles où M. Necker a déployé le plus de sagacité politique et qu’elle le classe au rang des publicistes. Ce n’est pas seulement, en effet, une démonstration très solide des périls auxquels la constitution de 1791 exposait la France. C’est encore une analyse très fine des vices inhérens à la démocratie pure, et une prédiction très juste des conséquences auxquelles son triomphe ne peut manquer d’entraîner un grand pays. Comme, en matière aussi générale, ce qui est vrai dans un siècle l’est encore dans un autre, on pourrait appliquer au spectacle que nous voyons se dérouler sous nos yeux plus d’un passage détaché de l’ouvrage de M. Necker. N’avons-nous pas eu l’occasion de juger combien est fidèle cette peinture d’une assemblée qui veut se rendre permanente et omnipotente :


Vingt-quatre mois de séances suffiront à peine pour laisser le temps à chaque député d’avoir place dans le logographe et pour faire arriver dans son district ou sa municipalité quelques paroles de lui un peu remarquables. Sur les sept cent quarante-cinq, il y en aura sept cent quarante peut-être absolument neufs à la gloire. Il faudra bien qu’ils s’essaient à cette conquête ; il faudra bien qu’ils jouissent, les uns de leurs succès, les autres de leurs espérances, les autres de leur part au triomphe commun. Ajouterons-nous que les dix-huit francs par jour, exactement payés, seront peut-être aussi un lien imperceptible ? C’est un simple soupçon, mais la chose est possible. Et quel plaisir encore pour tous ces messieurs de donner des ordres à leur premier commis le roi de France ! Quel plaisir encore de faire apparaître au coup de sifflet tous les ministres à la barre ! Ah ! jamais on ne pourra quitter de plein gré ces fonctions enivrantes,.. et comme les affaires vont chercher la puissance réelle quand l’accès vers cette puissance est toujours ouvert, c’est à l’assemblée nationale que tout le monde s’adressera, et cette assemblée, en se résignant facilement à l’accroissement de sa domination, deviendra chaque jour davantage le point de réunion de tous les genres de pouvoir. Elle réservera seulement au gouvernement les objets d’une décision épineuse ou désagréable et se ménagera le moyen de le censurer à coup sûr.