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Ces précautions furent vaines cependant, et M. Necker fut rejoint à Bâle par son ancien premier commis, Dufresne de Saint-Léon, qui lui apporta la célèbre délibération des états-généraux, votée sur la motion de M. de Lally. Dufresne de Saint-Léon était en outre porteur d’une lettre personnelle que Louis XVI adressait à M. Necker et qui se terminait ainsi : « Vous m’avez parlé en me quittant de votre attachement ; la preuve que je vous en demande est la plus grande que vous puissiez m’en donner, » Il n’est donc point exact, ainsi qu’on s’est laissé aller à l’écrire, séduit par le piquant de l’anecdote, que cette lettre ait été remise à M. Necker par Mme de Polignac, fuyant elle-même devant l’émeute et l’hostilité populaire. Mais il est vrai que le hasard les fît se rencontrer tous deux à Bâle sous le toit de cette vieille auberge des Trois Rois, qui a depuis abrité tant de voyageurs moins illustres, et que dans cette auberge ils eurent une entrevue, M, Necker désirait assez naturellement savoir des nouvelles de l’état de Paris. Mme de Polignac, de son côté, n’était sans doute pas fâchée de savoir quelles étaient les déterminations de M. Necker, et la curiosité triompha des préventions réciproques. Ce dut être néanmoins une scène curieuse que cette dernière[1] rencontre entre le ministre et la favorite qui représentaient les deux influences si longtemps en lutte à la cour de Louis XVI ; chacun des deux, au fond de son cœur, attribuait à l’autre la responsabilité des malheurs qu’ils s’accordaient à prévoir, et il fallut toute la bonne grâce naturelle de Mme de Polignac, tout le savoir-vivre de M. Necker, pour que la conversation demeurât dans les bornes d’une courtoisie un peu contrainte.

M. Necker ne se faisait, en effet, aucune illusion sur la gravité des choses, et sa réponse au roi, dont l’original est aux archives nationales, n’a rien qui sente l’homme enivré de son triomphe :


Je touchois au port que tant d’agitations me taisoient désirer lorsque j’ai receu la lettre dont Votre Majesté m’a honoré. Je vais retourner auprès d’Elle pour recevoir ses ordres et pour juger de plus près si en effet mon zèle infatigable et mon dévouement sans réserve peuvent encore servir à Votre Majesté. Je crois qu’Elle me désire puisqu’Elle daigne m’en assurer et que sa bonne foy m’est connue, mais je la supplie aussi de croire, sur ma parole, que tout ce qui séduit la plus part des hommes élevés aux grandes places, n’a plus de charme pour moi et que sans un sentiment de vertu digne de l’estime du Roy, c’est dans la retraite seule que j’aurois nourri l’amour et l’intérest dont je ne cesserai d’être pénétré pour la gloire et le bonheur de Sa Majesté.

À Basle, ce 23 Juillet 1789 (jour où les ordres du roy me parviennent.)

  1. Mme de Polignac mourut à Vienne en 1794, brisée par la secousse et le chagrin que lui causa la mort de la reine.