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parts, et plusieurs soutenaient que, conformément à la prédiction de Priscille, la nouvelle Sion s’y créait déjà. L’extase n’était-elle pas la réalisation provisoire du royaume de Dieu, commencé par Jésus ? Les femmes quittaient leurs maris comme à la fin de l’humanité. Chaque jour, on croyait voir les nuées s’ouvrir et la nouvelle Jérusalem se dessiner sur l’azur du ciel.

Les orthodoxes, et surtout le clergé, cherchaient naturellement à prouver que l’attrait qui attachait ces puritains aux choses éternelles ne les détachait pas tout à fait de la terre. La secte avait une caisse centrale de propagande. Des quêteurs allaient de tous les côtés récolter l’argent et provoquer des offrandes. Les prédicateurs touchaient un salaire ; les prophétesses, en retour des séances qu’elles donnaient ou des audiences qu’elles accordaient, recevaient de l’argent, des habits, des cadeaux précieux. On voit quelle prise cela donnait contre les prétendus saints. Ils avaient leurs confesseurs et leurs martyrs, et c’était ce qui attristait le plus les orthodoxes, car ceux-ci eussent voulu que le martyre fût le critérium de la vraie église. Aussi n’épargnait-on pas les médisances pour diminuer le mérite de ces martyrs sectaires. Thémison, ayant été arrêté, échappa, disait-on, aux poursuites à prix d’argent. Un certain Alexandre fut aussi emprisonné ; les orthodoxes n’eurent de repos que quand ils l’eurent présenté comme un voleur qui méritait parfaitement son sort et avait un dossier judiciaire dans les archives de la province d’Asie.


II

La lutte dura plus d’un demi-siècle ; mais la victoire ne fut jamais douteuse. Les phrygastes, comme on les appelait, n’avaient qu’un tort, il était grave : c’était de faire ce que firent les apôtres, et cela quand, depuis cent ans, la liberté des charismes n’était plus qu’un inconvénient. L’église était déjà trop fortement constituée pour que l’indiscipline des exaltés de Phrygie pût l’ébranler. Tout en admirant les saints que produisait cette grande école d’ascétisme, l’immense majorité des fidèles refusait d’abandonner ses pasteurs pour suivre des maîtres errans. Montan, Priscille et Maximille moururent sans laisser de successeurs. Ce qui assura le triomphe de l’église orthodoxe, ce fut le talent de ses polémistes. Apollinaire d’Hiérapolis ramena tout ce qui n’était pas aveuglé par le fanatisme. Miltiade développa la thèse qu’un « prophète ne doit pas parler en extase, » dans un livre qui passa pour une des bases de la théologie chrétienne. Sérapion d’Antioche recueillit, vers 195, les témoignages qui condamnaient les novateurs. Clément d’Alexandrie se proposa de les réfuter.