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la violence des passions contre lesquelles il avait à lutter de part et d’autre et qui devaient bientôt se réunir contre lui. Le marquis de Ferrières raconte dans ses Mémoires que, peu de jours avant la prise de la Bastille, le comte d’Artois ayant rencontré M. Necker qui se rendait au conseil, lui ferma le passage et, lui montrant le poing, l’apostropha en ces termes : « Où vas-tu, traître d’étranger ? Est-ce ta place au conseil, fichu bourgeois ? Retourne-t’en dans ta petite ville, ou tu ne périras que de ma main. » Lorsque des passions aussi violentes éclataient chez les défenseurs naturels de la royauté contre le ministre qui allait avoir à défendre contre l’assemblée les prérogatives du pouvoir exécutif, il ne lui fallait pas beaucoup de sagacité pour deviner qu’il succomberait sous les coups de tant d’adversaires. Aussi, lorsque le 12 juillet 1789, M. Necker finit la lettre par laquelle Louis XVI lui signifiait si imprudemment son renvoi, sa conduite et son langage montrent qu’il considéra ce renvoi comme une délivrance. Les conseillers imprudens qui avaient poussé Louis XVI à cette résolution aveugle sans s’assurer les moyens de la soutenir voulaient, pour empêcher M. Necker d’ameuter le peuple, qu’il fût mis à la Bastille. Mais le roi, toujours juste envers le caractère de M. Necker, se porta garant que le ministre disgracié ne chercherait à exciter aucun trouble qui pût prévenir sa retraite. Sur ce point, la confiance de Louis XVI ne fut point trompée.

On sait que M. Nectar était à table lorsqu’il reçut la lettre et l’ordre d’exil du roi. Sans en rien témoigner devant ses convives, il mit la lettre dans sa poche et continua la conversation. Le dîner terminé, il prit Mme Necker à part pour l’informer de l’ordre qu’il venait de recevoir, et tous deux, sans changer de vêtemens, sans prévenir leur fille, dont M. Necker redoutait peut-être la douleur indiscrète, se firent conduire par leur voiture jusqu’au premier relais de poste. De là, ils prirent la route de Belgique, qui était la frontière la plus rapprochée, et marchèrent jusqu’à ce qu’ils l’eurent dépassée. Ce ne fut pas tout. Arrivé à Bruxelles, M. Necker se souvint qu’à la demande de MM. Hope, les grands banquiers d’Amsterdam, il avait garanti sur sa fortune personnelle le paiement d’un envoi de grains assez considérable destinés à l’approvisionnement de Paris. Craignant que la nouvelle de sa retraite ne suspendît cet envoi et que la disette n’occasionnât quelque trouble dans la ville, il s’empressa d’écrire à MM. Hope qu’il maintenait sa caution, dont 2 millions laissés par lui au trésor continuaient à répondre. Depuis cette première crise ministérielle, qui devait finir d’une façon si tragique, bien des ministres sont tombés du pouvoir, mais on aurait peine à en trouver un seul qui ait poussé aussi loin les précautions en vue de prévenir son rappel.