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venait à leur secours. Il fermait les yeux, et sa puissante imagination le ramenait à Thèbes, aux portes du palais de Touthmès, le plus grand roi de tous les temps, suivant lui. Peut-être voyait-il de bonne foi, dans cette foule qui se pressait sous les grands pylônes, entre les obélisques, la cour du fils d’Ammon, du premier roi-soleil ; les prêtres d’Osiris, coiffés du psclient, les guerriers vêtus de la schenti, partant sur leurs chars pour la conquête de l’Asie, les scribes déployant les registres de papyrus ; les devins commentant les livres de la sagesse, les bayadères couronnées de lotus, les musiciennes des tombeaux des rois ; peut-être transfigurait-il dans le mirage étincelant du passé tous ces acteurs de la coulisse égyptienne où nous voyions, nous profanes, des percepteurs de dîmes, des représentans de syndicats, des fournisseurs de chaussures militaires et des ballerines de Milan.

Le plaisir des observations et des rêves n’eût pas justifié tant d’heures perdues pour le savant : la vérité, c’est qu’il fallait qu’il fût là. Nul ne se dérobe aux conditions du milieu dans lequel il vit. Bon gré mal gré, Mariette-Bey faisait partie de la maison vice-royale, au même titre que le chef des écuries et le chef des eunuques noirs. On avait un égyptologue, comme les ancêtres avaient eu un astrologue, fonctionnaire de parade, mal classé entre le bouffon et le médecin. La mode avait changé et non l’esprit. Le bey devait épouser les habitudes de la maison, en accepter les charges comme les bénéfices. Il fallait qu’il fût là pour apprendre et déjouer les intrigues ourdies contre lui par les confrères, les ennemis. Il fallait qu’il fût là, attendant des semaines l’ordre d’entrer, pour guetter un bon caprice, la minute de générosité qui lui permettrait de déblayer Abydos ou de fouiller Tanis. Il fallait qu’il fût là, enfin, parce qu’on pouvait le demander et s’étonner de ne pas le trouver en bas ; qu’il y fût pour se faire voir, pour rappeler sa figure, ce qui a été de tout temps la grande affaire et la première nécessité dans une cour. Le crédit était à ce prix, et le crédit de Mariette, c’était celui de la science ; si le bey laissait ébranler sa situation, avec elle s’écroulaient les beaux projets de fouilles, l’espoir des grandes découvertes, le temple bâti à la vérité. Sur le sol de sable de l’Égypte rien n’était fixe, tout était dû aux bonnes chances de l’humeur et du moment. Mariette avait un traitement modique et sa petite maison de Boulaq ; des conditions qui eussent paru fort sortables à Paris semblaient misérables en Égypte, pendant la sarabande ; de milliards qui a ébloui le monde ; on ne changera pas l’optique des rapports. En dehors de ce traitement, aucune allocation fixe pour le musée ; quand un « visiteur de distinction » brisait par mégarde une vitrine, le conservateur la faisait replacer à ses frais.