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de lui-même ses tombeaux. Le nécromant passait sur le plateau de Saqqarah, et comme dans la vision d’Ézéchiel, un peuple mort se levait à son ordre, sortait des hypogées, proclamait son roi. Le prophète de la science eût pu dire, lui aussi : « J’ai prophétisé sur ces ossemens arides ; ils se sont dressés sur leurs pieds, armée innombrable. » — Les grandes luttes étaient finies, mais non les ennuis.

Il fallait aviser maintenant à transporter en France, au Louvre, les plus précieuses reliques de l’ancien empire, et surtout cette bibliothèque sans prix du Sérapéum, lourdes pages de pierre où on allait lire l’histoire des dieux. La pensée de créer un musée en Égypte ne serait venue alors à personne. En matière de fouilles, Abbas-Pacha s’en tenait à la conception des Orientaux, dans toute sa simplicité logique : un habile homme qui se donne tant de mal pour creuser la terre y cherche évidemment un trésor : quel que soit le trésor, il vaut de l’argent, et l’argent a toujours bonne odeur, même s’il vient des morts. Le pacha interdit l’exportation des antiquités ; il ne réussit pas à effrayer l’insoumis qui bravait les volontés suprêmes de trente dynasties de pharaons. La lutte achevée contre ceux-ci reprit sous une autre forme contre le pharaon moderne ; Mariette se fit contrebandier, et son génie brilla dans cet art comme dans tous ceux qu’il entreprenait pour les besoins de sa cause. À ce moment, notre savant passait ses journées à fabriquer des faux hiéroglyphiques ; il sculptait des dieux, il barbouillait de rébus quelconques toutes les pierres blanches qui lui tombaient sous la main ; on les chargeait ostensiblement sur les barques du Nil ; les gens du pacha faisaient main basse sur la cargaison et séquestraient solennellement au Caire des documens dont quelques-uns portaient, en langage mystérieux, des légendes fort malhonnêtes pour Abbas. Pendant ce temps, les vraies stèles des Apis s’empilaient dans des sacs de sorgho, et les bons petits ânes d’Égypte, trottant toute la nuit dans les sentiers détournés du delta, les mettaient en sûreté au consulat de France à Alexandrie. Ce fut une armée de péripéties comiques et tragiques tour à tour. Un jour que Mariette partait lui-même pour Marseille avec le plus gros de son butin, les gendarmes du port envahirent le paquebot sous vapeur : le doux savant fit tête comme un lion, requit l’agent de France à bord, ordonna de lever l’ancre, rejeta dans un canot en haute mer les sbires fort déconfits, et apporta triomphalement sa bonne prise à notre musée national.

Quelques années plus tard, quand Mariette eut officiellement installé les antiques à Boulaq, on eût été très mal venu à lui rappeler ses tours de contrebandier. Par un retour ordinaire des