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émeute les avait précipitées. « Ce fut un vrai 93, » disait Mariette. Ti, le propriétaire du grand tombeau de Saqqarah, où sont représentés de vastes domaines, avait été l’un des plus riches particuliers de l’ancien empire. Mariette parlait de son immense fortune avec la nuance de respect qu’un pauvre diable de savant marque involontairement aux puissans de la finance. Voici une douce et mélancolique figure de jeune homme, marquée du sceau des destinées tragiques ; c’est Ménephtha, qu’on suppose être le pharaon noyé dans la Mer-Rouge, joué par cet astucieux Moïse. Mariette ne pensait rien de bon de Moïse : un traître à l’Égypte ! Et son critérium pour tout personnage historique, c’était de savoir si ce personnage avait servi ou nui à l’Égypte. Dans la série des reines, notre guide s’arrêtait avec de secrètes faiblesses : Amnéritis, l’Éthiopienne emprisonnée dans sa fine tunique d’albâtre, le retenait longtemps ; il nous faisait admirer « sa grâce chaste. » Que si l’on essayait d’en rabattre un peu, Mariette se fâchait tout net, comme si l’on eût plaisanté sur sa sœur. Mais sa préférence, c’était encore Taïa, la coquette étrangère, la femme d’Asie, aux lèvres sensuelles, à l’œil alangui, Cléopâtre des premières histoires, qui troubla l’Égypte bien avant l’exode des Hébreux. On devinait que Mariette en savait long sur les déportemens de cette belle personne, bien qu’aucun papyrus n’ait parlé de Taïa ; quand on l’interrogeait sur elle, il clignait des yeux et rougissait : c’était une plaie de famille. Le fils de prédilection, le plus choyé de tous, c’était l’aîné, ce merveilleux Cheikh-el-Beled, l’homme de bois, vieux de quatre mille ans, de cinq mille peut-être, si intense de vie, quand il vous regarde au fond de l’âme, qu’il semble créé d’hier et prêt à marcher. Le Cheikh-el-Beled, le « maire du village, » comme l’avaient surnommé eux-mêmes les Arabes en l’amenant au jour, a été trouvé à Saqqarah, dans ce fief glorieux du savant, théâtre de ses plus belles découvertes ; il était bien entendu que l’homme de bois avait été en son temps cheikh ou maire de la localité où le bey le remplaçait. Ses membres de cèdre jouaient à l’air et à la lumière après cette longue sépulture dans le sable. C’était la grande préoccupation de Mariette. Il avait essayé de le mettre sous verre, puis expérimenté les cimens les plus délicats : jamais père, menant son fils malade aux médecins, n’a été plus anxieux, plus navré. Il fallait voir le bey disant à Mlle Mariette, en lui montrant le vieil Égyptien : « Tiens, je l’aime mieux que toi ! je l’aime mieux que toi ! » Puis il les plaisantait tendrement, ses magots ; il disait de celui-ci : « Comme il est laid, le monstre ! » De celui-là : « Comme il est maladroitement fait ! » Et si on le prenait au mot, de se mettre en fureur, avec sa bonne moue de bourru bienfaisant. On appelait volontiers ainsi « le père