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d’office à quelques douzaines de têtes couronnées, et comme d’ailleurs vous n’y entendez rien, j’aimerais bien causer d’autre chose ; j’aimerais mieux ne pas causer du tout. » Les curieux sortaient habituellement peu charmés.

Parfois quand un jeune homme, un compatriote surtout, trouvait une phrase juste, un accent de curiosité sincère ; le regard rentré du bey s’éclairait, se fixait sur l’inconnu, scrutateur d’abord et ironique ; si on le pressait sur le fait ou la date en question, il commençait par répondre, en haussant ses larges épaules : « Oui, nous disons cela ; mais qu’est-ce que nous en savons ? C’est peut-être tout le contraire. » Il fallait alors, — hélas ! mon pauvre maître, je puis livrer le secret qui vous faisait parler, personne n’en usera plus, — il fallait alors abonder dans son sens et affirmer avec lui. que l’histoire égyptienne est conjecturale, que l’art égyptien n’est pas de l’art. Aussitôt sa parole éclatait, abondante et irritée, il vous foudroyait de preuves, puis vous oubliait, s’oubliait lui-même et causait ; à ceux qui n’ont pas entendu cette causerie, rien ne saurait la faire imaginer ; ceux qui l’ont entendue ne l’oublieront jamais. La glace rompue, il vous prenait en affection, vous entraînait à son musée, et là il continuait devant ses vieilles pierres ; à sa voix, elles s’animaient, les momies se levaient de leurs gaines, les dieux parlaient, les scribes déroulaient leurs papyrus, les milliers de scarabées, symboles d’âmes libérées, emplissaient l’air du bourdonnement de leurs noms sonores et de leurs millésimes fabuleux. Au commandement de se roi des temps, la procession des siècles retrouvés par lui se déroulait dans les salles funéraires ; ils revivaient tous, accablans de vieillesse et de grandeur, racontent les théodicées superbes, les civilisations inouïes, les conquêtes d’Afrique, les invasions d’Asie.

Tant que passait ce torrent d’histoire, on demeurait courbé sous l’effroi de pareilles révélations, sous lai puissance de l’évocateur ; soudain, à quelque détour de la conversation, il se rapetissait, redevenait humain, et le charme changeait de nature ; le maître sévère de ce peuple de dieux et de rois disparaissait pour faire place au père jouant avec ses enfans. C’était sa famille, tous ces bonshommes de calcaire et de basalte, et jamais enfans de chair et d’os ne furent plus tendrement aimés. Chacun de ces témoins des annales du monde avait eu, outre sa chronique intime, son petit roman connu de Mariette seul, deviné ou imaginé aux heures.de rêverie par le poète qui se cachait sous le savant. Képhren, le constructeur de la deuxième pyramide, est la première victime royale des révolutions ; sa magnifique statue est mutilée ; on l’a retrouvée, avec d’autres du même pharaon au fond du puits de Gizeh, où quelque