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qu’il faut dire sur cette tombe ; les disciples de l’égyptologue, ses collègues de l’institut, ses émules sur le terrain des hautes études raconteront à nouveau l’œuvre du grand chercheur : je n’ai pas qualité pour devancer leur tâche. Qu’il me soit permis seulement de rendre bien vite un dernier hommage à mon maître et à mon ami, d’esquisser familièrement cette noble figure, que je voudrais voir plus populaire, de rassembler au hasard des souvenirs précieux, tels qu’ils remontent à la mémoire, douloureux et pressés, sous l’émotion de ce méchant coup.


I

Tout le monde va en Égypte aujourd’hui, et, en Égypte, tout le monde va une fois au musée de Boulaq. C’est indiqué dans les guides entre la visite aux derviches tourneurs et la course au puits de Joseph. Parmi les milliers de touristes qui ont traversé depuis vingt ans le petit jardin du musée, beaucoup ont pu apercevoir dans la cour à main gauche, sous les acacias, un homme de grande taille, de forte carrure, vieilli plutôt que vieux, athlète pris rudement en plein bloc, comme les colosses qu’il gardait. La figure, haute en couleur, avait une expression songeuse et bourrue, bon enfant au demeurant ; il était vêtu de la stambouline et coiffé du fez. A sa mine placide non moins qu’à son costume, on le prenait volontiers pour un pacha turc ; il en avait l’allure fataliste et oisive quand il flânait dans son domaine, nourrissant ses singes du Soudan, regardant avec béatitude couler l’eau du Nil et luire le bon soleil voisin du tropique. Tandis que le visiteur traversait le jardin, ce propriétaire sourcillait d’un air rogue et fâché, il suivait l’intrus d’un regard jaloux, le regard de l’amant qui voit un inconnu entrer chez sa bien-aimée, du prêtre qui voit un profane pénétrer dans le temple. Cependant le petit ânier fellah tirait le touriste par la manche et lui montrait l’homme en articulant de son mieux : « Mariette-Bey. » — Au sortir du musée, les voyageurs très consciencieux, — les Américains généralement, — poussaient jusqu’à la porte de la modeste maison, tout affaissée et décrépite par les inondations du fleuve ; ils passaient leurs cartes ; le plus souvent on leur répondait que le bey faisait la sieste, ce qui était vrai. Avec un peu de bonheur, ils entraient et trouvaient un hôte silencieux, renfrogné, qui leur demandait distraitement ce qu’ils avaient vu la veille à l’Opéra. Quand on le complimentait sur ses « antiques, » il prenait l’air vexé d’un policier qu’on entretiendrait de son métier ; son expression de lassitude disait clairement : « J’ai reçu huit ou dix mille touristes qui m’ont parlé des Pyramides ; je les ai montrées