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l’interprète son pasteur. » L’empire allemand ne pouvait leur agréer qu’à la condition d’être un empire agricole, militaire et chrétien. M. de Bismarck aime et prône l’agriculture, il fait passer l’intérêt de l’armée avant tous les autres, et il a déclaré plus d’une fois que l’état est tenu d’agir et de parler en bon chrétien ; mais il a toujours fait ses réserves, il est trop de son siècle pour ne pas les faire. Après que saint Patrick eut converti les Irlandais, ils continuèrent de penser qu’un peu de paganisme était nécessaire au bonheur, et dans la cérémonie du baptême par immersion, ils avaient soin que le bras droit de l’enfant demeurât hors de l’eau, afin que plus tari il pût s’en servir sans scrupule pour étrangler son ennemi, pour caresser sa maîtresse ou pour agiter le cornet aux dés. Si attaché que soit M. de Bismarck à la doctrine de l’état chrétien, il paraît croire, lui aussi, qu’un peu de paganisme est nécessaire au bonheur d’un grand empire, et dans toutes les lois qu’il a fait voter par son parlement, au grand chagrin de ses anciens alliés, il a eu soin de faire la part du démon, de ce diable qui remplit les escarcelles et rend les impôts indirects très productifs. Le baptême du nouvel empire allemand est demeuré incomplet comme celui des Irlandais du temps jadis : le bras droit sortait de l’eau, et les conservateurs orthodoxes n’ont pas été contens.

Quelque irritation qu’aient souvent causée à M. de Bismarck les préjugés et les entêtemens de ses vieux amis, quelques duretés qu’il leur ait dites quelquefois, il les a toujours considérés comme son troupeau et sa famille. Mais, pour exécuter le programme qu’il avait conçu, il a dû recourir à l’assistance du parti libéral, qui exprime la pensée de la classe moyenne et des universités et qui, en toute rencontre, fait profession de rationalisme politique. Si les préjugés sont de grands rémoras, le rationalisme a aussi ses inconvéniens. Il ne croit qu’à la logique et à l’évidence de ses principes, il fait trop bon marché de l’histoire, des traditions, des souvenirs, des sentimens et même des convenances. Il ressemble parfois à un taureau lâché dans une boutique de porcelaines, et l’Allemagne est le pays du monde où les porcelaines sont les plus précieuses et les plus fragiles. Les libéraux, auxquels M. de Bismarck dut avoir recours pour organiser la confédération du Nord et plus tard l’empire allemand, lui reprochaient de s’arrêter à mi-chemin, de manquer de conséquence et de résolution. Il est certain que, dans sa politique intérieure, cet impétueux, ce violent a pu ressembler, en plus d’une occasion, à un homme de juste milieu, préférant aux brutalités souvent inutiles, toujours odieuses, les sages tempéramens et les moyens détournés. Les libéraux entendaient faire de l’Allemagne un empire unitaire, et ils tenaient peu de compte des susceptibilités, des inquiétudes, des ombrages des petits souverains, que M. de Bismarck a dû protéger contre leurs entreprises. Il leur disait : « Je n’ai jamais passé pour un homme timide, gauche ou embarrassé, mais soyez sûrs