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Ces plaintes contradictoires nous paraissent également injustes et mal fondées. M. de Bismarck a l’habitude de faire toujours tout ce qu’il peut, mais on ne saurait exiger de lui qu’il opère des miracles. S’il a beaucoup pensé à lui en organisant l’empire allemand, s’il s’est fait sa part, la part du lion, il a fait aussi celle des autres. Il n’a pas procédé en dictateur. Plus sage, plus avisé que certains philosophes, il a jugé que le temps des Lycurgue et des Solon était passé, qu’on ne constitue pas une nation sans la consulter, sans lui demander son avis, sans se mettre d’accord avec l’opinion publique. Il s’était réservé la haute main et l’initiative, il avait conçu, rédigé de toutes pièces son programme, mais il l’a modifié, amendé selon le goût de ceux qu’il tenait à satisfaire. Se maintenant dans une sphère supérieure, se dérobant quelquefois comme le dieu qui rentre dans sa nuée, il n’a voulu se donner à aucun parti, mais il a traité tour à tour avec l’un ou avec l’autre et il les a tous invités à s’associer à son entreprise. Il a produit ainsi une œuvre composite, pleine de disparates, dont lui seul possède le secret et qui ne le satisfait qu’à moitié ; toutefois il est résolu à s’en contenter. Quand il ne sera plus là pour la défendre, chaque parti s’efforcera de la tirer à lui, et Dieu sait ce qu’il en adviendra ; est-il responsable des sottises qu’on pourra faire après sa mort ?

Que la constitution de l’empire allemand ne fasse le bonheur de personne, pas même de celui qui l’a inventée, c’est un fait qu’on peut regretter, mais qu’il en pût être autrement, que M. de Bismarck soit demeuré au-dessous de sa tâche, cela nous semble fort douteux. Il avait à compter avec des situations si complexes, avec des intérêts si compliqués et si contraires, qu’à sa place nul homme d’état ne s’en serait mieux tiré. Il a été éclectique, non par goût, par tempérament, par humeur ou par caprice, mais par sagesse et par nécessité. Conservateurs et libéraux se plaignent également de lui. S’ils étaient de bonne foi, s’ils se livraient à un sérieux examen de conscience, ils avoueraient qu’il n’était pas en son pouvoir de leur procurer une entière satisfaction et qu’il a eu besoin de toute son habileté pour ne leur causer qu’un mécontentement modéré.

M. de Bismarck n’a pas voulu que la constitution de l’empire fût l’œuvre exclusive d’un parti, et on ne saurait l’en blâmer. Il ne pouvait trouver dans aucun groupe politique un appui suffisant, ni des vues, des désirs, des intérêts absolument conformes aux siens. Aussi n’a-t-il conclu d’alliance défensive et offensive avec personne ; il a toujours refusé de s’engager, il n’a passé que des marchés temporaires et conditionnels, il n’a contracté que des liaisons d’un jour. Il est possible que la coquetterie soit le fond de son humeur, il n’en est pas moins vrai que sa situation le condamnait aux infidélités ; quoi qu’on lui proposât, il trouvait partout quelque chose à prendre et quelque chose à laisser. S’il avait suivi son penchant, s’il avait obéi à ses sympathies naturelles,