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prudence. Aussi les instructions adressées au commandant de la Tisiphone devant Matamoros étaient-elles dans ce sens. Il lui était recommandé de dire au général américain que, pendant la guerre des états, la France avait observé la neutralité et qu’elle avait droit à ce qu’on l’observât envers elle. Le commandant devait allier un ton très ferme à une grande politesse. Ne point se tenir à l’écart des fédéraux, mais au contraire entretenir des relations avec eux, établir enfin, à l’aide du général Mejia, d’un côté et de l’autre, en payant bien, une exacte surveillance sur ce qui se passerait tant à Bagdad qu’à Brazos, afin qu’aucune expédition de flibustiers ne pût partir sans que nous en fussions avertis. Mais la situation du commandant de la Tisiphone était très délicate, et il pouvait être amené à tirer les premiers coups canon de la guerre. Il fallait donc ne rien faire à la légère et s’inquiéter des diverses éventualités qui se présenteraient. Par exemple, le passage du Rio-Bravo par les troupes fédérales impliquait-il un acte d’hostilité et par conséquent de déclaration de guerre avec la France ? Si des bâtimens avec pavillon américain débarquaient des troupes sur le territoire mexicain, devions-nous nous y opposer par la force ? Le Rio-Bravo franchi, devions-nous attendre qu’on nous tirât des coups de canon pour savoir si nous étions en guerre avec les États-Unis ? Si des bâtimens américains venaient en force à Vera-Cruz, ou à quelque autre point du littoral mexicain, quelle conduite tenir ? Il était bon de tout préciser, car l’Amérique ne s’astreint guère aux règles ordinaires des peuples civilisés. Dans ce pays où l’opinion publique est affolée et toute-puissante, un coup d’audace si régulier, si absurde même qu’il soit, peut être acclamé par la nation et s’imposer au gouvernement. Nous avions à redouter l’entreprise soudaine d’un général quelconque et même d’un simple capitaine. Le maréchal, déjà pressenti à cet égard quelque temps auparavant, avait écrit que nous pouvions ne nous considérer que comme indirectement engagés dans tout conflit américo-mexicain. Ce n’était pas assez pour les circonstances actuelles. Il fallait savoir quand nous serions directement engagés et si, à moins qu’on.ne tirât sur nous, nous devions attendre des instructions de France pour nous regarder comme étant en guerre avec les États-Unis, quelque acte d’hostilité que cette puissance se hasardât à commettre contre le Mexique. Le maréchal fut cette fois consulté catégoriquement et répondit moins évasivement par des instructions dont pouvait s’autoriser et dont s’autorisa plus tard le commandant Collet, de la Tisiphone.

Le maréchal était d’ailleurs dans ses mêmes incertitudes, avec un commencement d’irritation. On l’eût dit semblable au joueur à qui d’heureuses chances ont d’abord souri et qui s’étonne de ne