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salon de la rue Bergère devenait donc en réalité le salon de Mme de Staël ; c’était bien son esprit, et non plus celui de sa mère, qui en inspirait les propos. Des sentimens qui animaient à la veille de la révolution cette société d’élite, il existe un témoignage intéressant et fidèle, ce sont les dépêches diplomatiques adressés par M. de Staël à son souverain Gustave III, dont les originaux sont aux archives de Stockholm[1]. Toute la partie de ces Repêches qui a trait aux affaires de France est manifestement le résumé des conversations que M. de Staël entendait dans le salon de son beau-père. Quel autre, en effet, que le gendre de M. Necker aurait écrit à son souverain en parlant de la monarchie française : « Cette monarchie ne diffère du despotisme que par l’influence de l’opinion publique. Elle est la seule sauvegarde du citoyen ? » Quel autre aurait parlé en ces termes de la funeste influence que de mauvais ministres exercent sur le sort d’une nation ?


On ne peut raisonnablement s’attendre à un changement dans le système politique de la France qui soit utile et permanent tant pour elle que pour ses alliés que lorsqu’on trouvera dans le conseil du roi de France des hommes qui aiment plus la gloire de la patrie et la vérité que leurs places. Je ne doute point que de telles personnes ne puissent se trouver, mais on ne voudra les employer que le plus tard possible. Il faut en attendant déplorer tout le mal que fait un gouvernement faible : il donne l’exemple du relâchement de tous ; il éteint l’amour de la patrie et de la gloire, sentimens qui sont les sources des grandes vertus sociales, et il y substitue la corruption de l’égoïsme et l’amour insatiable du plaisir. C’est ainsi que des mauvais ministres préparent des maux dont on peut à peine calculer la fin et rendent souvent infructeux les efforts d’un prince sage, puisque le mal réside dans l’avilissement de toute une génération.


Assurément ni le prédécesseur de M. de Staël, le comte de Creutz, ni ses collègues les ambassadeurs d’Autriche et d’Angleterre, ne tenaient dans leurs dépêches un langage aussi philosophique que ce diplomate de vingt-huit ans, et bien que M. de Staël ne manquât pas d’esprit, c’est au point de se demander si c’est bien lui qui tient toujours la plume.

Le jugement qu’on portait dans le salon de M. Necker sur les conseillers du roi de France était, on le voit, sévère ; en revanche,

  1. Il ne faut pas confondre ces dépêches avec les bulletins de nouvelles que Mme de Staël adressait de son côté au roi, et dont M. Geffroy a publié d’intéressans extraits. Gustave III devait être un souverain singulièrement bien informé, car en plus de ces bulletins et des dépêches de son ambassadeur, celui-ci lui adressait encore des lettres privées qui roulaient sur les menus événemens de la cour et de la société.