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M. et Mme Necker n’étaient pas mus uniquement par des considérations d’éclat extérieur, c’est qu’il n’aurait dépendu que d’eux d’accepter pour leur fille une alliance bien autrement brillante. Le prince George-Auguste de Mecklembourg, frère du duc régnant, demanda sa main. À la vérité, l’âge du prétendant (il avait plus de quarante ans), et la franchise avec laquelle il avouait rechercher la main de Mlle Necker, « parce qu’étant cadet de famille et depuis vingt ans major dans l’armée impériale, il avait été forcé de contracter des dettes considérables, » n’étaient peut-être pas des titres qui parlassent très haut en sa faveur. Mais si les parens de la jeune fille avaient été surtout sensibles aux argumens de la vanité, ils auraient pu être flattés d’un mariage qui aurait fait d’elle la belle-sœur du roi d’Angleterre. M. Necker n’hésita pas cependant, et pour se tirer d’affaire, il écrivit au prince une lettre fort honnête dans laquelle il s’excusait de décliner l’honneur de son alliance en invoquant d’autres engagemens « qui, disait-il, n’étaient pas encore conclus, mais qu’il ne pouvait rompre avec délicatesse si ses propositions étaient acceptées. » Le prince battit en retraite, et quelques mois après Germaine Necker, ainsi que nous l’avons déjà vu, devenait ambassadrice de Suède.

Le mariage de Mme de Staël allait donner au salon de ses parens un lustre nouveau. Bien qu’elle demeurât avec son mari à l’hôtel de l’ambassade de Suède, qui était situé rue du Bac (la rue du fameux ruisseau), et qu’elle y tînt même un assez grand état de maison, cependant le plus grand nombre de ses soirées se passait rue Bergère et tous ses étés à Saint-Ouen. Sa présence donnait une animation singulière à la conversation, dont elle était devenue la reine, au détriment de sa mère un peu éclipsée. Les beaux jours de Mme Necker, il faut le dire, commençaient à passer. Sa santé avait reçu quelques années auparavant une grave atteinte dont elle ne se releva jamais, et qui, sans éteindre l’ardeur de ses sentimens, avaient abattu la vivacité de son esprit. Ses amis, ses admirateurs Thomas, Buffon, Diderot étaient morts ou mourans. L’ancien cercle de la rue Cléry se renouvelait en s’agrandissant, et peu à peu c’était Mme l’ambassadrice (ainsi appelait-on Mme de Staël dans le salon de sa mère) qui en devenait le centre. D’ailleurs les questions politiques, auxquelles Mme Necker avait toujours eu peu de goût, prenaient de plus en plus le pas dans la conversation sur ces questions littéraires qui avaient été la passion de sa jeunesse, et chacun sentait confusément que le jeu devenait trop sérieux pour s’en tenir aux simples amusemens de l’esprit. Dans ces conversations, au contraire Mme de Staël excellait, et nulle femme ne l’a égalée dans l’art de rattacher aux considérations les plus élevées ces incidens parfois assez mesquins qui sont le train courant de la politique. Le