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bétail et produisent des fromages renommés. Le pâturage des bêtes à laine n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune disposition législative dans les terrains non soumis au régime forestier, et comme, quoique interdit en principe, il est toléré dans ces derniers, il est exercé à peu près partout sans règle, ni mesure.

Les troupeaux de moutons sont divisés en troupeaux de pays et en troupeaux transhumans. Les premiers, qui appartiennent aux habitans, comprennent les animaux qui ont passé l’hiver à l’étable et ceux qui, achetés au printemps, doivent être revendus à l’automne. dis dévorent l’herbe nouvelle à mesure que la neige en fondant la découvre, et dénudent le sol détrempé d’autant plus rapidement qu’ils sont plus nombreux. Ils appartiennent pour la plupart à des personnes riches et influentes qui, pour en tirer profit, ne craignent pas de surcharger les pâturages communaux au risque de les ruiner. Aussi ces derniers, abandonnés à l’incurie des assemblées communales, sont-ils en général en bien plus mauvais état que les pâturages particuliers, beaucoup plus ménagés.

Les moutons transhumans viennent des plaines de la Crau, qu’ils abandonnent quand le soleil a brûlé les herbes qu’ils y trouvaient jusqu’alors ; ils arrivent en masse vers le 15 juin et sont dirigés par un pâtre vers la montagne qu’il a louée. Ils appartiennent à une race de métis mérinos, petite, robuste et produisant une viande et une laine estimées ; ils sont sobres, rustiques et habiles à trouver leur nourriture dans la plaine au milieu des cailloux qu’ils écartent avec leur museau ; conservant la même habitude dans la montagne, ils broutent l’herbe jusqu’à la racine, grattent la terre avec leurs ongles et ne laissent rien que le sol nu partout où ils ont passé. Cependant, malgré leur voracité, ils font peut-être moins de mal que les moutons de pays, parce qu’ils arrivent plus tard. Le nombre de ces animaux tend depuis quelques années à diminuer, et il n’est plus guère aujourd’hui que la moitié de ce qu’il était il y a vingt ans. Cette échelle décroissante donne la mesure de la rapidité avec laquelle s’accomplit la dénudation des montagnes[1] ?

  1. Dans un rapport très bien fait, M. Roux, sous-inspecteur des forêts à Grenoble, produit des chiffres qui peuvent donner une idée de la progression continue de la dégradation des pâturages et des dangers qui en sont la conséquence. « L’arrondissement de Grenoble, dit-il, comprend en chiffres ronds 400,000 hectares, dont 85,000 sont en pâturages. Sur ces derniers, 79,330 hectares appartiennent à 112 communes ; 1,350 hectares à l’hospice civil de Grenoble et 4,300 à des particuliers. Le tiers des pâturages communaux sont loués à des patres de la Provence, les deux autres, tiers sont affectés à la jouissance en commun des habitans. Sur l’ensemble de ces pâturages vivaient en 1868, 140,000 moutons, 8,000 vaches et 7,000 chèvres ; ce qui, en comptant une vache pour 3 moutons, représente un peu plus de 2 moutons par hectare. Ce chiffre, quoique peu élevé, était déjà jugé exagéré en 1868, tant les pâturages étaient en mauvais état. Depuis lors, malgré la crise qui pèse sur l’industrie du mouton, le mal n’a fait que s’accroître, et des plaintes vives s’élèvent de toutes parts contre les ravages des eaux provenant des hauts sommets. Ainsi, c’est le ministre des travaux publics qui, sur le rapport des ingénieurs, constate l’exhaussement graduel du lit de la Romanche, affluent du Drac, exhaussement qui constitue une menace formidable pour les cultures, les voies de communication et les villages de la vallée ; c’est la ville de Grenoble qui, pour se garantir des inondations, fait dresser des projets, de travaux de défense dont l’évaluation se chiffre par millions. » — Si tel est l’état du plus fertile arrondissement de la région des Alpes, que faut-il penser des autres ?