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était si chère, tout en confessant, avec cette sincérité qui faisait le charme de sa nature, qu’elle-même aurait reculé s’il lui avait fallu faire à son père le sacrifice de ses jeunes ambitions et s’enfermer avec lui dans la solitude.


Ce 16 août.

M. de Castries et M. de Lessart sont venus dîner hier ici. Tristesse que de semblables visites causent à mon père. Il ne peut pas supporter la société des ambitieux ; je voudrois qu’on écrivît sur la porte de notre maison : Ici, on ne loge que ceux qui reviennent ; bonne auberge pour le retour. Faut-il me l’avouer à moi-même ? oui, je le crains, mon père n’aime pas tout ce qui lui rappelle une place qu’il regrette encore, et comment ne pas la regretter avec une certitude aussi grande de ses talens ? Une carrière si belle dans laquelle il seroit encouragé par l’opinion ? une gloire qui flatteroit son cœur et dont les signes seroient la prospérité d’une nation ; l’exercice de son génie dans un espace aussi immense, le présent, l’avenir, la France, l’Europe. L’ouvrage qu’il a fait, je l’espérois, le rendroit peut-être insensible à toutes les conversations sur les affaires ; je lui disois souvent qu’après avoir appris aux hommes tout ce que l’on peut faire, après leur avoir donné la mesure de son génie, il se sentiroit quitte envers eux et n’éprouveroit plus le remord ou le tourment de l’exercice de ses facultés ; mais en se développant à lui-même des idées qui étoient plus confusément dans sa tête, en observant de plus près encore la richesse de la France et le malheur des peuples, il éprouve un tourment d’un autre genre que celui de Tantale. Il voit tomber le plus beau des édifices, et sa forte main qui le soutiendrait est trop loin pour y atteindre. Mais il se cache à lui-même ce sentiment, j’ai soin de l’imiter ; cette place est entre nous comme une maîtresse infidèle ; nous n’en disons que du mal, mais si elle revenoit, le language changerait.

C’étoit à Coppet que mon père étoit le plus heureux. On respire en ce lieu l’indépendance ; toutes les idées ambitieuses paraissent si petites auprès de ces monts qui touchent aux cieux. Les hommes qui vous environnent sont heureux ; un rempart formidable vous sépare de la France. Une patrie qu’on a quitté dès l’enfance retrace au cœur les souvenirs et le calme de cet âge. On l’a quitté jeune, on y revient au commencement de la vieillesse, et l’intervalle qui sépare ces deux époques semble un rêve dont le souvenir est étranger à l’âme. Les années qui sont au-devant de vous doivent ressembler à l’instant présent ; jeune, on demande à l’avenir surtout de ne pas ressembler au présent ; plus âgé, l’on craint tout ce qu’on ne connaît pas. En Suisse, on est environné d’hommes qui ne retraçaient pas à mon père les idées de puissance, qui en ignoroient le nom, n’en concevoient pas le désir ; en France ; dans la société, on en jouit que par elle. La gloire vous environne à