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les revers dont les flancs ont été récemment déboisés, on les voit rongés par une infinité de torrens qui n’ont pu évidemment se former que dans ces derniers temps. Voilà un double fait bien remarquables Partout où il y a des torrens récens, il n’y a plus de forêts, et partout où l’on a déboisé le sol, des torrens se sont formés ; en sorte que les mêmes yeux qui ont vu tomber les forêts sur le penchant d’une montagne y ont vu apparaître incontinent une multitude de torrens. »

L’explication de ce phénomène est bien simple. Les forêts, en augmentant l’hygroscopicité et la perméabilité du sol, facilitent l’infiltration de l’eau dans les couches inférieures et diminuent d’autant la quantité qui s’écoule à la surface. Par les obstacles que les arbres opposent à celle-ci, elles en ralentissent la course et en amoindrissent la force d’érosion ; par l’enchevêtrement des racines, elles retiennent le sol sur les pentes et en empêchent le ravinement, enfin par l’abri que le dôme du feuillage donne au terrain, elles amortissent le choc des ondées, et en atténuent la violence. Les arbres s’emparent du sol avec une vigueur dont on a peine à se faire une idée ; ils désagrègent les roches les plus dures et les transforment en terre végétale. Il n’est pas nécessaire d’aller dans les Alpes pour s’en convaincre, et tout Parisien, en passant sur le quai d’Orsay, peut voir avec quelle puissance la végétation a envahi les ruines de l’ancienne cour des comptes. Les graines êtes arbres voisins apportées par le vent ont germé dans toutes les anfractuosités et des arbres de plusieurs mètres de haut ont poussé sur les anciens trottoirs de bitume qu’ils ont disloqués.

Il est peu de touristes qui ne connaissent l’imposant massif de la Grande-Chartreuse, immense îlot calcaire, situé entre Grenoble et Chambéry et compris entre les vallées de l’Isère, de l’Hyen, du Cuiers mort, de l’Hérétang et de la Roize. Ces montagnes, autrefois presque inaccessibles, dépourvues de routes, dans lesquelles on ne pouvait pénétrer que par des défilés étroits dont quelques-uns même étaient fermés par des portes, appartenaient avant la révolution à l’ordre des chartreux, qui avait conservé avec soin les belles forêts qui les couvraient. Devenues à cette époque propriété nationale, ces forêts ont été jusqu’ici préservées de la dent du bétail et exploitées avec méthode par les soins de l’administration forestière. Aussi présentent-elles les aspects les plus pittoresques et les plus grandioses. Quand du sommet du Grand-Som ou du haut du Grand-Couloir, on promène ses regards sur les cimes qu’on a sous ses pieds et qu’entoure en demi-cercle la riante et fertile vallée du Graisivaudan, au milieu de laquelle coule l’Isère, on aperçoit une mer de verdure qui s’étale sur les flancs des montagnes. Partout où les détritus des plantes sont fourni quelques centimètres de terre végétale, une forêt de hêtres,