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souvent aucune trace de végétation. Ils ont la forme d’un monticule conique dont l’arête supérieure, légèrement déprimée, forme le lit du torrent. Les eaux sont donc dans un état d’équilibre instable sur la ligne de faite, en sorte que le moindre obstacle suffit pour les faire dévier et leur faire prendre une nouvelle direction. À chaque crue, elles divaguent, coupent les routes et enlèvent les ponts. Parfois elles précipitent leurs déjections dans la rivière qui occupe le fond de la vallée ; elles en obstruent le cours et la rejettent vers la rive opposée. Quand les barrages ainsi formés sont assez puissans, ils arrêtent les eaux, qui gonflent et débordent en détruisant les cultures et les habitations[1].

C’est dans les Alpes françaises et sur le versant italien des Alpes suisses que les torrens produisent surtout leurs désastreux effets parce que ces montagnes complètement déboisées sont directement exposées au souffle du foehn, vent chaud qui fond subitement les neiges et provoque, dans ce climat sec, des orages violens qui éclatent instantanément sur ces pentes friables. Les Alpes centrales, qu’arrosent des pluies plus fréquentes et qui ont conservé une végétation ligneuse et herbacée suffisante pour protéger le sol, y sont beaucoup moins exposées.

De tout temps on s’est préoccupé des moyens de mettre un terme à ces ravages qui ruinent le pays, menacent les propriétés, détruisent les routes et compromettent parfois l’existence même des villages. On a cherché à combattre les effets des crues, tantôt par des murs longitudinaux -destinés à protéger les berges et à empêcher les affouillemens, tantôt par des barrages transversaux dont l’objet est de briser la pente du lit et d’amortir par des chutes successives la violence des eaux. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur ces travaux ; mais des divers moyens employés, le plus, pour ne pas dire le seul, efficace est le reboisement des flancs de la montagne. L’influence des défrichemens sur la formation des torrens ne fait doute pour aucun des habitans de cette région et a été particulièrement mise en lumière par M. Surell. « Lorsqu’on examine, dit-il, les terrains au milieu desquels sont jetés les torrens d’origine récente, on s’aperçoit qu’ils sont toujours dépouillés d’arbres et de toute espèce de végétation touffue. Lorsqu’on examine d’autre part

  1. M. Cézanne rapporte qu’en 1151, à la suite d’un orage, les deux torrens de l’Oisans qui se font face d’une rive à l’autre de la Romanche, le Vaudaine et l’Infernay, obstruèrent la vallée par leurs déjections et élevèrent un barrage derrière lequel se forma un lac qui fut appelé lac Saint-Laurent, et qui subsista pendant soixante-dix ans. En 1219, ce lac rompit ses digues, inonda la vallée et détruisit presque complètement les villes de Vizille et de Grenoble. C’est sur son emplacement qu’est aujourd’hui le bourg d’Oisans.