Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/619

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« d’énormes carrés d’une prodigieuse profondeur » rangés sur deux lignes parallèles, tel est l’aspect que présente cette multitude évaluée par Arrien à plus d’un million d’hommes. 40,000 cavaliers, 15 éléphans et 200 chars armés de faux sont distribués en avant du front de bandière. Alexandre fait fortifier son camp par des retranchemens et par des palissades ; Darius attend le choc, ses chevaux sellés, ses bataillons à leurs postes de combat. La nuit vient sans que la position des deux armées se soit modifiée. Alexandre avait reconnu le champ de bataille, offert des sacrifices aux dieux, donné ses derniers ordres ; il se retira dans sa tente.

Le tigre affamé a de longs bâillemens : Homère nous a représenté Ulysse s’agitant sur sa couche, se retournant en tout sens, trouvant trop lent à naître le jour que sa pensée a marqué pour le meurtre des prétendans ; il n’a pas craint de comparer le fils de Laërte au rustre qui, « après avoir bourré de et de graisse les entrailles de la victime, allume le brasier, en excite la flamme et n’impose qu’avec peine silence aux cris de son estomac. » Je m’étonnerais que les paupières d’Alexandre se soient plus aisément fermées que les yeux d’Ulysse. La soif de la vengeance, l’avide désir de la gloire et l’amour effréné du boudin doivent avoir des effets analogues sur la nature humaine. « Patiente encore, ô mon cœur ! » Les membres du héros peu à peu se détendent, et un doux assoupissement s’empare de lui. L’aube avait depuis longtemps paru qu’Alexandre dormait encore d’un sommeil profond, « Il n’y a pas là, nous dit l’empereur Napoléon qui savait dormir aussi bien que veiller, matière à étonnement. » L’empereur peut avoir le droit de ne pas s’étonner ; je n’admettrais pas que les capitaines de second ordre se permissent de trouver la chose aussi simple. Dormir paisiblement et dormir à propos ! mais c’est ce qu’il y a de plus difficile à la guerre ! Le temps cependant pressait : les troupes, debout dès l’aurore, avaient pris leur repas ; Alexandre seul pouvait les mettre en mouvement. Parménion se charge d’aller éveiller le roi. « Il fait grand jour, lui dit-il, et l’armée impatiente réclame ta présence. » Alexandre, lui aussi, était impatient de vaincre ; seulement il savait, quand il s’est abandonné au sommeil, que la victoire ne pouvait plus désormais lui échapper. S’il eût conservé à cet égard quelques doutes, toute sa force d’âme ne lui aurait pas procuré le repos, et Parménion n’eût pas eu besoin de l’appeler trois fois par son nom. Quand Mazée brûlait les campagnes, quand l’armée grecque était exposée à manquer de vivres dans les plus fertiles plaines du monde, le vainqueur d’Issus, le conquérant de la Syrie et de l’Égypte avait, n’en doutons pas, le sommeil plus léger. Darius en face, un combat décisif sous la main, c’était la guerre ramenée aux