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quand il lui arrive de broyer, en passant, sous son char, quelque innocente et vertueuse existence, on aurait tort de croire qu’elle laisse tout à fait sans remords le cœur de l’homme d’état ou l’âme du conquérant. L’épouse de Darius, Statira, était une princesse d’une rare beauté. Alexandre jusqu’alors avait fui plutôt que recherché l’occasion de la voir. Je n’ai jamais lu la Morale d’Aristote, j’ai souvent médité en revanche l’éloquent précis que nous en a donné l’érudit traducteur de ce philosophe. « Aristote, nous dit M. Barthélémy Saint-Hilaire, se passe de Dieu : il confond le bien et le bonheur… Il ne s’inquiète en rien de la vie future, parce qu’il n’y croit pas, non plus qu’à une âme immortelle… pour lui, le principe qui sent et pense en nous est le même que celui qui nourrit notre corps et qui fait végéter la plante. » Faut-il s’étonner qu’imbu d’une telle doctrine, « Aristote ne juge un acte bon qu’autant que cet acte est profitable ? » Le sage de Stagyre valait peut-être mieux que sa philosophie, — cela se voit souvent, — à coup sûr, son élève avait des vertus que semblables leçons, lui auraient difficilement inspirées. Appelez don du ciel ou grâce efficace, comme il vous plaira, cet heureux penchant de certaines natures qui leur tient lieu des préceptes salutaires et les incline, sans qu’ils aient besoin de se consulter, aux résolutions généreuses, toujours est-il qu’au milieu des enivremens de la jeunesse et de la victoire, Alexandre oublia un instant les exemples d’Achille pour devenir le précurseur du chevalier sans peur et sans reproche. L’empereur Napoléon s’étonne des éloges donnés à la continence de Scipion ; il ne veut pas qu’on loue le jeune et brillant vainqueur d’avoir su résister à la tentation d’un désir brutal, le triomphe lui paraît trop facile. Aurait-il refusé son admiration à la chevaleresque prudence d’Alexandre ? Scipion se défend aisément, je l’accorde, de l’attrait auquel n’eût probablement point cédé sans rougir le dernier valet de l’armée ; Alexandre prend soin de tenir à l’écart le charme plus périlleux qui pouvait s’infiltrer dans son cœur à la faveur de la pitié et de la sympathie. J’aime à croire que Quinte-Curce n’a rien inventé, qu’il nous a fidèlement transmis ce que des témoins contemporains avaient consigné dans leurs mémoires : si Quinte-Curce s’était permis de glisser un pareil roman au sein de sa longue et véridique histoire, je crois, en vérité, que je n’aurais pas le courage de le lui reprocher, car Virgile, « le doux Virgile » de Victor Hugo, n’a jamais rien écrit de plus touchant.

Les fatigues de la marche avaient été excessives, même pour les princesses qui suivaient les troupes en chariot. On ne fait pas au cœur de l’été, entre le trente-quatrième et le trente-dixième degré de latitude, un millier de kilomètres dans l’espace de quinze