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le feu de l’artillerie autrichienne. Blücher lui-même n’a-t-il pas eu l’insigne et fatal honneur de faire échec au vainqueur de l’Europe ? Qu’opposa cet obscur champion à l’incomparable capitaine dont l’apprentissage s’était fait dans plus de vingt batailles rangées ? Il lui opposa une incroyable rapidité de mouvemens et l’obstination de son courage. Blücher fut, comme Alexandre, un grand général de cavalerie. La cavalerie n’est donc pas pour le commandement en chef une si mauvaise école ; les nécessités mêmes de son service lui donnent l’habitude de l’audace et de l’impétuosité. Les survivans de l’armée de Crimée n’ont pas oublié, j’en suis sûr, le combat de Taguin et le général d’Allonville.

Alexandre était impétueux ; il le fut constamment sur le champ de bataille, la vue de l’ennemi l’enivrait. Sous la tente il mûrissait avec plus de calme ses plans de campagne ; les lieutenans qui l’entouraient, moins bouillans que leur maître, n’ont cependant jamais fait fléchir sa pensée : Alexandre savait mieux qu’eux ce qu’il pouvait demander à ses soldats. Voilà le grand art, le véritable secret des triomphes décisifs ! Tous les états-majors du monde ne remplaceront jamais l’ascendant d’un chef adoré. Tracez des itinéraires sur vos cartes, multipliez les ordres de marche, préparez dans votre froid labeur les concentrations, les mouvemens tour-nans ; tout cela ne prévaudra pas à l’heure suprême sur l’enthousiasme confiant qu’inspire à ses troupes le général sacré par une longue série de victoires. On ne gagne pas les batailles en chambre ; il faut le feu du ciel pour animer nos statues d’argile ; la stratégie aligne les bataillons, l’idolâtrie guerrière leur donne la vie et le mouvement.

Il transpire toujours quelque chose des débats irrésolus des conseils. Une inquiétude sourde régnait dans l’armée grecque ; le moindre incident devait prêter un corps à ces appréhensions. Après une halte de deux jours, les troupes avaient reçu l’ordre de se préparer au départ pour le lendemain, lorsque survint une éclipse de lune. Le 20 septembre de l’année 331 avant Jésus-Christ, suivant les calculs autorisés de M. le lieutenant de vaisseau Baills de la marine française, l’éclipse dut commencer à huit heures douze minutes du soir et se terminer à onze heures quarante-six minutes. La disparition de l’astre fut totale et la lune demeura cachée pendant un peu plus d’une heure. Le flambeau de la nuit ne pouvait se voiler sans raison. Le présage est interprété comme un blâme des dieux par la peur. Une sédition semblait imminente ; toute multitude heureusement passe avec une facilité merveilleuse de la crainte à l’espoir, de l’irritation aveugle à la soumission la plus complète, quand on sait incliner du côté favorable l’instinct superstitieux