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être les conséquences d’une défaite. L’armée venait de laisser derrière elle deux grands fleuves : trahie par la fortune, elle ne les repasserait pas. Il lui faudrait se jeter, comme les Dix-Mille, dans le pays des Carduques et chercher à gagner les ports du Pont-Euxin à travers les montagnes de l’Arménie.

« On se fait une idée peu juste, disait à Sainte-Hélène l’empereur Napoléon, de la force d’âme nécessaire pour livrer, avec une pleine méditation de ses conséquences, une de ces grandes batailles d’où vont dépendre le sort d’une armée, d’un pays, la possession d’un trône. Aussi trouve-t-on rarement des généraux empressés à donner bataille. Ils prennent bien leur position, s’établissent, méditent leurs combinaisons, mais là commencent leurs indécisions. Rien de plus difficile et pourtant de plus précieux que de savoir se décider. »

Il m’a été conté qu’à la veille de la journée d’Isly, de cette brillante et glorieuse journée qui nous transporte d’un bond en plein moyen âge, une grande émotion régna dans le camp français ; l’alarme générale rencontra des interprètes parmi les officiers mêmes qu’on aurait le moins soupçonnés de pouvoir ouvrir leur âme au découragement. Ce furent les plus habiles et les plus expérimentés qui se montrèrent, en cette occasion, les plus ingénieux à peindre la situation sous de sombres couleurs. Semblable phénomène s’est produit dans l’armée de Crimée avant le débarquement d’Old-Fort.. Les raisons spécieuses ne manquèrent pas alors pour déconseiller une entreprise qui prenait tous les caractères d’une aventure. La guerre, quand on l’envisage dans son ensemble, peut-elle être jamais autre chose ? Si le fils de Paul Ier, à qui l’empereur Napoléon ne demandait que le sacrifice de l’alliance anglaise, eût consenti à traiter à Moscou, l’expédition de Russie n’eût-elle pas été la consécration éclatante de notre ascendant ? Les historiens ne célébreraient-ils pas aujourd’hui à l’envi l’exécution de ce plan gigantesque ? Fortune 1 que nous te devons de grâces quand tu nous secondes, et à quelles puériles critiques tu nous livres quand tu nous abandonnes ! Sans doute il est des campagnes dont le succès, par un concours inouï de circonstances, a tout à coup revêtu l’apparence de la précision mathématique ; il n’aurait fallu qu’un grain de sable pour faire dérailler tous ces savans calculs. Les vainqueurs infaillibles n’existent pas ; seulement, quand le destin hésite, il est bon qu’un Condé ou un Alexandre intervienne. La fougue d’un héros peut faire violence au sort ; la profondeur pédantesque des tacticiens se laisse aisément déconcerter par la fortune. Si le général Bonaparte n’eût pas, de sa personne, entraîné ses soldats sur la chaussée d’Arcole, toutes ses combinaisons s’écroulaient comme un château de cartes sous